Le moins que l'on puisse dire, est que le discours du président Michel Aoun, aujourd'hui, n'a pas été à la hauteur des attentes des manifestants. Dans plusieurs régions du pays, les réactions sont violentes. "Que Michel Aoun parte", entend-on dans ce qui est devenu le centre névralgique du mouvement de contestation depuis une semaine. Les réactions sont d'autant plus fortes que le discours du président, qui ne s'était pas exprimé depuis le début du mouvement, était très attendu. "Quand on dit qu'ils doivent tous partir, cela inclut le président", lance un autre manifestant.
Alors que le mouvement de contestation contre le pouvoir, qui mobilise de manière inédite des centaines de milliers de Libanais, est entré jeudi matin dans son huitième jour consécutif, le président Michel Aoun est donc sorti de son silence, affirmant, dans un discours préenregistré, que "ce n'est pas dans la rue qu'on peut changer le système politique". Le président s'est en outre dit prêt à rencontrer des représentants des manifestants pour écouter leurs demandes.
Le parti de la société civile Sabaa n'a pas tardé à répondre, soulignant que "les gens ne sont pas prêts à aller à la rencontre" du chef de l'Etat. "C'est à lui de venir à nous. C'est au chef de l'Etat de nous présenter des solutions", a précisé un responsable du parti à L'OLJ.
"Il insulte l’intelligence des Libanais"
A Zouk, les manifestants étaient déçus. "Il n’a rien dit d’important. C’est comme s’il n’avait pas parlé", déclare un jeune homme. "C’est seulement maintenant qu’il nous écoute ? C’est trop tard, nous ne bougerons pas", ajoute-t-il. "Il ne s’adresse pas à nous, mais aux membres de son parti. Nous n’allons pas bouger, mais c’est assez déprimant, ce sentiment que personne ne nous écoute", renchérit une femme. "C’est un discours qui n’a aucun sens. Il insulte l’intelligence des Libanais. Il n’a rien fait depuis une semaine pour regagner la confiance du peuple", ajoute une autre manifestante.
A Tripoli, les manifestants massés sur la place al-Nour se sont montrés extrêmement déçus par le discours du président Aoun. Ils ont dénoncé le fait qu’il ne s’est même pas adressé directement au peuple libanais et que son discours était enregistré à l’avance. "Kellon yaani Kellon", "le peuple veut la chute du régime", ont-ils scandé en chœur.
Des manifestants anti-gouvernementaux rassemblés à Tripoli, le 24 octobre 2019. Photo Omar el-Imady
A Saïda, au Liban-Sud, les manifestants massés sur la "place de la Révolution" avaient commencé à diffuser le discours de Michel Aoun par haut-parleur, mais ont interrompu la diffusion avant la fin pour exprimer leur mécontentement. Au micro, un orateur a affirmé que les manifestants n’avaient pas confiance dans le président et les a appelés à exprimer leur rejet de sa position. "Nous avons reçu assez de promesses, nous demandons la démission du président et je resterai sur place jusqu’à ce qu’ils partent tous", a affirmé à l’OLJ Houssam, un manifestant.
A Tyr, c'est aux cris de "Dégage Michel Aoun" que les manifestants ont accueilli le discours du président.
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Plusieurs routes toujours bloquées
Peu avant ce discours initialement prévu à midi, plusieurs dizaines de partisans du Courant patriotique libre, fondé par Michel Aoun et dirigé aujourd'hui par Gebran Bassil, brandissant des drapeaux libanais et des pancartes à l'effigie du président, s'étaient rassemblés devant le palais de justice de Baabda en soutien au chef de l’État.
Loin de faiblir, malgré l'annonce de réformes par le gouvernement du Premier ministre, Saad Hariri, le mouvement semble parti pour durer avec une occupation toujours aussi forte de la rue. Ainsi, nombre de routes à Beyrouth, aux abords de la capitale, sur l'autoroute du littoral et dans plusieurs régions du pays étaient toujours fermées à la circulation par les protestataires pour faire pression sur les autorités. Dans certaines localités, comme à Saïda, l'armée a partiellement rouvert les routes, tout en permettant aux protestataires de manifester.
Des manifestants tentant de bloquer la route à Saïda, où des militaires sont mobilisés, le 24 octobre 2019. REUTERS/Ali Hashisho
A Nabatiyé, faisant fi des attaques essuyées la veille de la part d'éléments armés ayant tenté de les disperser, les manifestants étaient toujours par centaines dans la rue jeudi matin pour faire entendre leurs revendications.
Une nouvelle manifestation populaire contre le pouvoir s'est également tenue en soirée à Baalbeck, dans la Békaa, où des centaines de personnes se sont massées, comme tous les soirs, sur la place Moutran dans le centre de la ville, au son de chants patriotiques.
Par ailleurs, banques, écoles et universités sont toujours fermées jusqu'à nouvel ordre.
(Lire aussi : Une nouvelle réalité, l'impression de Fifi ABOU DIB)
"Solutions politiques, pas sécuritaires"
L'allocution du président Aoun, dont le silence a posé nombre de questions, était très attendue alors que le soulèvement avait pris la veille une nouvelle tournure avec l'intervention de l'armée qui a tenté sans succès de rouvrir les routes principales, au prix de face-à-face parfois tendus avec les manifestants.
Dans la journée, des sources proches du Premier ministre Saad Hariri, qui poursuit ses contacts avec des ministres de son gouvernement et ses conseillers en vue d'une sortie de crise, ont indiqué à la chaîne locale LBCI que "le droit de manifester sera préservé". "Nous sommes en faveur de solutions politiques, et pas sécuritaires. Il n'y a, de notre part, aucun appel aux manifestants de sortir de la rue", ont ajouté ces sources.
Plusieurs pistes d'une sortie de crise sont imaginées par observateurs et médias, comme le remaniement gouvernemental pour "sortir" les ministres les plus conspués par la rue, la création d'un "comité de pilotage" composé d'experts respectés, voire des élections anticipées.
Alors qu'un accord concernant un remaniement ministériel partiel serait tombé à l’eau, la chaîne locale LBCI a indiqué qu'une démission du gouvernement n'était pas à l'ordre du jour. Mercredi, M. Hariri s'était dit "déterminé à obtenir l'ouverture des routes pour assurer la libre circulation des citoyens", soulignant "l'importance de sauvegarder la sécurité et la stabilité du pays". Dans ce contexte, le chef du gouvernement a reçu aujourd'hui les ambassadeurs des pays membres de l'Union européenne, à leur tête l'ambassadeur de l'UE au Liban, Ralph Tarraf.
Par ailleurs, la conférence de presse du leader druze Walid Joumblatt, qui était prévue cet après-midi à 13h30, a été reportée. Depuis le début du mouvement de contestation, M. Joumblatt s'est montré extrêmement critique vis-à-vis du chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil et, plus généralement, contre l'"autoritarisme" des ministres affiliés au CPL. Dans un entretien à L'Orient-Le Jour, M. Joumblatt avait affirmé qu'il "ne quittait pas le gouvernement pour le moment", une façon pour lui de démentir des informations ayant circulé dans les médias et selon lesquelles il aurait fait part de sa volonté de ne plus participer à un "gouvernement où siège Gebran Bassil".
L'étincelle de la révolte a été l'annonce impromptue le 17 octobre d'une nouvelle taxe, sur les appels via les messageries instantanées, comme WhatsApp. L'impôt de trop qui a fait exploser la colère dans un pays où des besoins élémentaires, comme l'eau, l'électricité et l'accès universel aux soins ne sont pas assurés 30 ans après la fin de la guerre civile (1975-1990).
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commentaires (7)
Le gouvernement devra démissionner pour calmer la rue et respecter le changement .
Antoine Sabbagha
23 h 48, le 24 octobre 2019