Il n’y a pas de honte à dire que l’étincelle du beau soulèvement des Libanais a été provoquée par une idée du ministre des Télécoms, saluée par l’ensemble du Conseil des ministres, de taxer les communications vocales via internet. Ces applications gratuites représentent, pour d’innombrables familles, le dernier lien tangible avec leurs proches dispersés par la crise endémique dans les pays d’émigration. Une maladresse qui en dit long sur la sidérante absence d’empathie d’une classe politique si éhontément riche (et à divers degrés et en diverses manières enrichie aux dépens de ses administrés) qu’elle est incapable de mesurer ce que représente la somme de 6 dollars mensuels par usager pour des foyers qui peinent à assumer leurs besoins les plus élémentaires. Taxer la gratuité, et en dollars, voilà le scandale.
Beyrouth, 17 octobre 2019, place des Martyrs. À la tombée du jour, une dizaine de jeunes portant des drapeaux libanais marchent vers l’allégorie de bronze de Mazzacurati. Aussitôt, l’évidence : on n’allait pas les laisser rallumer seuls le flambeau de la dignité. À mesure que s’anime ce creux informe de la ville, aride et quadrillé de routes bordées d’immeubles vides, ouvrant sur une zone commerciale dont les commerces abandonnés n’affichent plus que des vitrines poussiéreuses, on sait déjà, pour l’avoir vu se réaliser dans d’autres circonstances, il y a 14 ans, que le miracle va avoir lieu. Et il survient, le miracle, au sein même de cette désolation. Bientôt ils affluent par milliers, armés du seul drapeau de ce pays qu’ils aiment, de leur solidarité, de leur colère et de leur écœurement. Ils n’ont ni slogans ni meneurs. La veille encore ils se donnaient la main pour participer à la lutte contre les incendies qui se propageaient à travers tout le pays. La veille, justement, ils prenaient conscience à leur corps défendant de l’inexistence de l’État et de leur grande solitude face à la catastrophe.
Depuis plusieurs mois, ils voient leur petits moyens et leur champ de liberté se réduire et font face à une arrogance sans précédent de la part des dirigeants. Se sont succédé, en vrac : l’immolation d’un père de famille devant l’école de ses filles. Le détournement des textes du groupe Mashrou’ Leila à des fins sectaires, motivé par l’homophobie de curés et de partisans virulents du parti au pouvoir, qui a abouti à l’annulation du concert et à l’exil des artistes. Le voyage somptuaire de la délégation présidentielle aux États-Unis dans un contexte de caisses asséchées. Ensuite, ce jour où le ministre de l’Environnement enjoint à ceux qui ne trient pas leurs ordures ménagères de « ne pas lui faire entendre leur voix » – cette condescendance –, alors que la plupart des gens trient depuis des lustres des déchets dont seule une demi-poignée d’associations, principalement Arcenciel, se charge de recycler une partie. Dans cette liste interminable figure aussi le désastreux, ruineux et inutile projet de barrage à Bisri puant les commissions, et le flot de petites phrases sectaires lâchées par les élus aounistes incapables de se retenir ; notamment, lors des derniers incendies, avec la question de savoir pourquoi ceux-ci ne touchaient « que les régions chrétiennes ». L’éjection du ministre des Déplacés du restaurant où s’organisaient les secours était, à cet égard, un avertissement que la classe politique n’a su ni entendre ni interpréter.
Retour place des Martyrs. Ici, en cette fatidique année 2005 où le soulèvement populaire avait conduit à l’expulsion de l’armée syrienne, retentissait le serment de Gebran Tuéni appelant à l’unité des chrétiens et des musulmans. Un petit groupe de faux représentants des clergés des diverses communautés parade, bras dessus, bras dessous. Aussitôt, l’incongruité de ce folklore saute aux yeux : « Ils » sont hors sujet! La génération qui afflue vers le cœur de la ville n’a pas les mêmes préoccupations que celle qui l’a précédée, il y a 14 ans, en ce même lieu. À la foule endeuillée, éclectique et plutôt conservatrice du 14 mars 2005 succède une jeunesse pauvre, frustrée, désœuvrée, mais vibrante et libre comme jamais jeunesse libanaise ne l’a été de toute affiliation partisane ou communautaire. Regardez-les, sur toutes les places du Liban désormais, ces jeunes filles que rien n’impressionne : l’une d’elles s’est attaquée sans crainte à un garde du corps armé. Regardez ces jeunes gens qui crient à qui veut l’entendre leur refus d’être gouvernés par les reliquats d’un passé nauséabond dont ils ne veulent pas hériter. Écoutez les femmes privées de leurs enfants par des divorces iniques et de cruelles sentences cléricales. Écoutez les personnes âgées, abandonnées à leur fragilité sans l’espoir d’un soutien. Écoutez-les tous crier leur mépris d’une classe politique dont l’incompétence, pour ne pas dire l’indifférence et la malhonnêteté les affament. Ils incarnent la nouvelle réalité sociale du Liban. À la misogynie ils opposent leur féminisme, à l’homophobie ils opposent le respect de la différence, à la religion ils opposent la fraternité, à la frime ils opposent l’égalité. Ils ont rasé la table que d’aucuns se proposaient de renverser, et le silence assourdissant qui accueille leurs doléances en dit long : les dinosaures du pouvoir ne savent pas quelle langue leur parler. Le bois ne prend plus.
Ma Chère FIFI, quel plaisir de vous lire. Vous avez le don de résumer une situation très compliquée, ce qui me permet, à un Français amoureux du Liban, d'avoir une opinion éclairé sur le problème et les souffrances de mes amis Libanais. merci. J.C.R.
16 h 20, le 29 octobre 2019