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Lifestyle - Photo-roman

Tu seras viril, mon fils...

Photo Ayla Hibri

À plusieurs reprises, je t'avais repéré à travers la barrière de plastique, mouchetée d'empreintes de doigts d'enfants, sous laquelle on avait ligoté mes maigres poignets et frêles chevilles. Je me souviens de la première fois que ton regard s'est autorisé à croiser le mien. Cela avait provoqué en toi un choc sismique, un vacillement à plexus battant, à poils électrisés, moins futile qu'il n'y paraissait. Ce n'était pas un dérisoire caprice de gamin dont je savais les trépignements, mais plutôt la découverte d'un penchant qu'on t'empêchait de voir, d'une vérité sur toi que bien plus tard tu comprendras. Frayeur ou agacement, ton père t'avait illico pris au collet, tiré de la manche vers le rayon des effroyables Action Men dont tu avais l'air de te moquer comme de ta première chemise. « Mon fils, avec lui, tu vas faire la guerre et massacrer tous les superhéros de tes copains... » Il voulait baliser ton éducation sentimentale sur du béton épineux plutôt qu'en de roses contrées.

Champomy

Depuis ce jour, tu n'as cessé de revenir tous les vendredis après-midi. Me revenir, si j'ose dire. À croire mon sourire crispé dont je ne sais comment me débarrasser, tu ne pouvais malheureusement pas saisir ma joie à te retrouver, spécialement après la flopée de midinettes dopées aux hormones qui se fourraient le nez dans les boîtes de Bratz qu'on leur dictait à l'époque. Tu sais, ces aguicheuses à sourcil troussé et nombril emperlousé, maquillées comme des voitures volées. Leur féminitude tapageuse et pailletée, enveloppée dans des fourrures chatoyantes, défoncée au Champomy devant des Rolls en plastique, qu'elles préféraient à ma féminité, moins lippue, moins criarde, plus casanière, maternelle ou meilleure amie. Je revois ton cœur candide, cette fragile friandise scintiller rien qu'en franchissant le seuil de la boutique. Tout petit toi, escargot écrasé par la carapace de ton cartable, qui pesait autant sur les épaules que sur le cœur. Longtemps, tu me cherchais du coin de l'œil sans jamais franchir le pas, sans oser t'approcher, même si ça te brûlait. Et puis un jour, alors que ton père était occupé à régler la longue facture faite de superhéros à muscles sculptés au couteau, je t'avais vu là, sous mes yeux fardés.

Toi et moi

Sans crier gare, tu t'es emparé de moi et d'un geste leste m'as glissée au fond de ton cartable, entre les livres de la bibliothèque rose où tu pelotonnais tes larmes, seul et esseulé, dans la cour de récréation, pendant que tes camarades à crampons se noircissaient les genoux et moquaient ta voix indécise. Tu m'avais pourtant volée, carrément kidnappée, avec une attitude de gaillard qui plus est, mimant sans t'en rendre compte King Kong lorsqu'il arrache Jane du haut d'un building. Ça aurait sans doute plu à ton père, s'il savait... Tout au long du trajet, à travers mon emballage, les bouquins en bataille et la toile de ton cartable, je pouvais presque palper les battements de ton torse fébrile qui hésitait entre honte et enchantement. Une fois dans ta chambre fermée à double tour, tu m'as enfin libérée de ma soupente en carton. Au creux de tes fossettes extatiques, se blottissait alors tout le bonheur du monde, un plaisir longtemps interdit. Le battement de tes cils amoureux ratissait un champ de liberté vers lequel tu gambadais, ému et époumoné. Et tes doigts suivaient comiquement ce mouvement, comme pour vérifier que je suis bien là. Et moi je faisais ma précieuse, prenait le temps de soigner mon teint, me laissait faire sous tes mains moites qui n'avaient aucune parenté avec celles des bouffons qui nous arrachaient la tête et nous écartaient les jambes pour voir ce qui se cache au milieu. Jusqu'à la tombée de la nuit, tu m'as déroulé tout un univers au ras d'un tapis, construit une maisonnette au pied de ton lit, recouverte de baisers, préparé un thé, rapiécé ma tenue, piqué les yeux à l'heure du bain, puis brossé ma chevelure avant de me recouvrir d'un drap et me tapir au fond d'un placard. Là où longtemps est restée, enfouie, apeurée et niée, cette autre partie de toi.

Chaque lundi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image d'un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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À plusieurs reprises, je t'avais repéré à travers la barrière de plastique, mouchetée d'empreintes de doigts d'enfants, sous laquelle on avait ligoté mes maigres poignets et frêles chevilles. Je me souviens de la première fois que ton regard s'est autorisé à croiser le mien. Cela avait provoqué en toi un choc sismique, un vacillement à plexus battant, à poils électrisés, moins...

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