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Lifestyle - Photo-roman

Vous vous trompez, M. Aznavour...

Depuis toujours, depuis ma fenêtre, je regarde les petits mendiants de Beyrouth qui, dans toute leur misère, brodent en filigrane une poésie urbaine aigre-douce.

Photo G.K.

On raconte qu'il était un pays, le nôtre, auquel la misère était étrangère, où tout le monde avait de quoi boire et manger, où chacun possédait un modeste lopin perdu dans une contrée recluse, un toit au-dessus de la tête, un potager et un poulailler. Mais c'était dans un jadis si lointain qu'on a du mal à croire qu'il a réellement existé. Ensuite, à mesure que ce pays dégringolait dans le ravin de déliquescence qu'il s'est lui-même creusé, on commençait à les retrouver dans quelques lieux notoires. Ils guettaient une conscience fraîchement sur le parvis des églises, attendaient la fin du chant cathartique des muezzins, patientaient au détour d'un feu de circulation, à la sortie d'un centre commercial, sur l'une des intersections du Ring ou de l'autoroute Mirna Chalouhi, parfois place Sassine sous un poteau de la rue Hamra.

Chiclets

Mon enfance a été bercée par le crissement des pages de La Petite Fille aux allumettes d'Andersen où, sous la banquise d'injustice qui l'écrasait, il flottait une insondable douceur. Nos petits mendiants locaux ne m'ont donc jamais inquiété autant qu'ils m'ont intrigué. Plus ils étaient jeunes, et plus ils me fascinaient. Englué sur la vitre arrière de la voiture, je m'abandonnais à leurs mélopées à paume tendue. Roublards, aux dames qui bavardent dans les cafés, tendant une cartouche de Chiclets essoufflée, ils disaient : « Que Dieu te protège des commérages », ou « Que Dieu te garde tes enfants. » Aux jeunes filles à qui ils offraient un collier de gardénias agenouillées : « Que Dieu te gâte avec un mari. » Et aux hommes à qui ils proposaient de laver le pare-brise à l'aide d'une raclette élimée : « Que Dieu garde ta petite famille, ton travail », « Qu'il te centuple ce que tu me donneras »...
Ils ne s'adressaient jamais aux enfants, à moi, et pourtant leur dialecte de camouflage, je le savais du bout des doigts. Leurs lèvres édentées rotant au nez de la vie qui sent bon et leurs bouches baveuses n'avaient pas de place pour de vrais mots. Elles se contentaient d'écumer des voyages dans une langue qu'ils connaissaient sans l'avoir apprise, des galopées à travers les plaines de la Békaa où brunit le tabac au pied de leurs tentes d'antan, qui fleurissaient entre les troupeaux.

Gavroche

Des yeux, je les dévorais. Les cheveux des filles, épis revêches aux reflets bistre délavés par l'astre d'une autre planète. Les joues des garçons, au tavelé de rousseur, tel une poussière d'étoiles que leur aurait jetée au visage une fée qui cloche. Leurs yeux bleus flottant comme des poissons-lune dans un lagon irisé et toute cette infinie beauté s'appliquait à les rendre d'autant moins réels, plus d'ailleurs, en floutant les contours de leur royaume de macadam qu'on leur empruntait pour un futile passage embouteillé. Qui les dépose ici, au petit matin ? Qui vient les récupérer le soir ? Où vont-ils ? D'où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Quelle est leur patrie, si ce n'est la couchette sur laquelle ils sommeillent ?
Du regard, je les disséquais tout entiers, à l'affût d'une réponse à ces questions qui colonisaient ma petite cervelle. Leurs sabots en plastique dégonflé, empruntés à un Gavroche bourlingueur, leurs mains sillonnées par du mystérieux henné, leurs doigts constellés d'un vernis qu'ont écaillé tant de chaussures cirées, leurs robes amples chipées à une Cendrillon gouailleuse, cinq fois leur taille, que des nœuds s'efforçaient à tenir par-dessus un pantalon trop grand. Parfois, ça lâchait, la robe, le pantalon aux poches crevées, les sandales, et la cohorte de petits mendiants hilares se rassemblait alors comme dans une cour de récré à ciel ouvert. Tous, dans ce même accoutrement d'épouvantail goguenard qui faisait fuir les passants effarouchés et disait une liberté gambadant, insolente à force d'être insouciante, racontait des déplacements, des saisons et des modes passées, peut-être le souvenir d'une maison qui se serrait désormais sur de maigres épaules.

La réponse

Par la suite, j'ai poussé dans une ville qui bloque ses portières à la vue d'un mendiant, où la musique et la clim' lui servent de bouclier protecteur et une dérisoire vitre close de frontière entre notre monde et « le leur », celui de la rue. Avec le temps, le conte à la grisaille un rien poétique de ces petits mendiants a ainsi tourné en légendes urbaines cousues d'« il paraît ». Il paraît que les enfants à qui on ne donne rien jettent de mauvais sorts marmonnés dans une langue méphitique. Il paraît que leurs mères ne sont pas décédées. Les voilà, pas loin, sous l'arbre. Il paraît aussi qu'elles intoxiquent leurs bébés accrochés à leur poitrine affalée sur le trottoir. D'ailleurs, il paraît que ce ne sont même pas leurs bébés. Il paraît que la vieille dame qui nous assaille avec ses boîtes de médicaments les auraient trouvés au fond d'une poubelle. Il paraît qu'on a vu le paraplégique du Ring courir derrière une mobylette, et l'aveugle de la rue Makdessi marcher sans sa canne. Il paraît que les sourds-muets de la rue Gouraud ont été entraînés à l'être. Il paraît que tout cela est un business. Il paraît que si les mendiants sont plus nombreux, c'est parce que des collègues, traversant la frontière, ont débarqué pour les encombrer, les submerger, leur chiper leurs postes. Il paraît qu'on se fait de la concurrence même dans la mendicité. Il paraît que les deux frères du boulevard Charles Malek ne sont pas frères, qu'ils se mettent en scène ici, tous les jours, avec leurs casquettes et leur boîte de Unica. Il paraît qu'ils font semblant de pleurer. Il paraît qu'ils feignent leur misère. Il paraît même que la misère serait moins pénible au soleil...

La réponse, tout le monde, désormais, la connaît.

Chaque lundi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image d'un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...


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On raconte qu'il était un pays, le nôtre, auquel la misère était étrangère, où tout le monde avait de quoi boire et manger, où chacun possédait un modeste lopin perdu dans une contrée recluse, un toit au-dessus de la tête, un potager et un poulailler. Mais c'était dans un jadis si lointain qu'on a du mal à croire qu'il a réellement existé. Ensuite, à mesure que ce pays...

commentaires (2)

Une solution peut être????

Christine KHALIL

13 h 52, le 23 octobre 2017

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Commentaires (2)

  • Une solution peut être????

    Christine KHALIL

    13 h 52, le 23 octobre 2017

  • Très belle description de la misère ... J'ai gardé ce souvenir d'un Liban au cours de ma première visite, retour au pays au bout d'une vingtaine d'année... J'étais en arrêt à un feux tricolores aux alentours de midi, et j'ai vu au bord de la route un homme assis à côté dun garçonnet ce qui ressemblait à son fils, il tendait un bout de son sandwich à son fils et avec hésitation et presque pudeur il prenait ensuite un bout pour lui ...c'était donc leur repas du midi...et j'ai conclu que ce brave Monsieur était probablement un porteur ... J'en ai pleuré plus dune fois me rappelant cette scène et longtemps après lavoir vu. C'est aussi ça le Liban!

    Sarkis Serge Tateossian

    11 h 01, le 23 octobre 2017

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