J'habite dans une rue si étroite de Beyrouth qu'à toute heure, j'ai l'impression de partager le quotidien de mes voisins d'en face. De toute manière, de ceux de mon immeuble, je ne vois rien, je n'entends rien, je ne sais rien, pas même les noms que remplacent de froides initiales estampées à la chaîne sur l'interphone de l'entrée. Je vis dans une tour. L'une de ces tours miroirs qui se plaisent à faire reluire les inégalités de la ville sur leurs parois étincelantes que regrettent les balcons d'antan et les oiseaux partis ailleurs. Seuls s'y noient des nuages de passage ou s'y frottent des pales d'hélico.
Un voile d'anonymat
Les quelques fois où il m'arrive de croiser un voisin dans l'ascenseur de ma tour (d'ivoire), on hésite entre se toiser du bout des lèvres et se dire bonjour d'un coin de l'œil. Généralement, d'une connivence hautaine, on finit par faire semblant de s'ignorer, noyant notre indifférence dans la lumière magnétique de ces smartphones greffés à nos paumes. Heureusement que la musique de fond se charge de taillader ce silence au front baissé. Puis, une fois atterris sur l'un des étages sans histoire, on s'éclipse conjointement derrière le double vitrage de nos anonymats contagieux. Dans ma tour qui sent les vaporisateurs des lobbies d'hôtels, l'ascenseur ne réussit même plus à tisser des liens. Encore moins les situations de crise. Au pic de la polémique sur les déchets, une dérisoire charte d'hygiène placardée dans le hall d'entrée avait été notre seule manière de communiquer. Pareil pour les places de parking, compartiments glacés dont les limites tracées en rouge fluorescent tels des frontières protectrices nous séparent davantage à notre insu. C'est pourquoi la vision dérisoire d'enfants qui jouent dehors suffit à me décrocher un sourire benêt, aussitôt interrompu par les réprimandes du gardien censé veiller sur le bien-être de la pelouse qu'aspergent des arrosoirs robots. Voilà, dans ma tour même les gamins ne peuvent plus pousser en meute sur le terrain vague planqué à l'arrière. Ils ne suent pas, ne crient pas, ne pleurent pas, ne se prêtent pas de bouquins, ne dorment pas les uns chez les autres, ne blottissent pas leurs premières fois dans leurs lits respectifs, ne s'échangent pas les fiches de révision ou un film porno de seconde classe, ne s'arrachent pas de larmes, de dents ou de cheveux. Ils ne s'aiment pas, ne se détestent pas. Sur les pas sans bruits de leurs parents, ils ont compris, voire transmis à leurs animaux domestiques, que dans cette tour l'indifférence est de bon aloi.
Voyeurisme mélancolique
Tant et si bien qu'à défaut de broder des vies à ces fantômes sans relief, incolores et inodores, je préfère m'abandonner à un voyeurisme mélancolique, depuis ma fenêtre fumée m'introduire en douce chez mes voisins d'en face. Leur immeuble est peuplé de vieux loyers. L'expression, propre à notre ville et nulle part ailleurs, m'a toujours interpellé. Et je me rends compte qu'elle convient bien à la plupart des locataires d'un âge avancé ou sinon de celui où les enfants n'apparaissent plus que sur les écrans floutés de tablettes qu'ils manient laborieusement. Ce terme dépeint surtout un certain vivre-ensemble qui jaunit désormais dans la mémoire poussiéreuse de Beyrouth. J'assiste à des valses de sallés, ces paniers en osier que les dames en robes légères se tendent d'étage en étage quand une gousse d'ail, une botte de persil ou de la tomate manquent à leurs ragoûts. Je sens leurs cuisines odorantes qui fabriquent des plats d'un autre temps. Les ricochets de leurs conversations sont charriés par une brise légère qui fait gonfler leurs rideaux en tergal rayé. La dame du troisième a envoyé ses petits-enfants jouer ailleurs pendant qu'elle déroule soigneusement ses tapis qu'espère la mosaïque refroidie par les premiers frissons de septembre. Les petits sont chez le voisin du premier qu'ils appellent ammo quand il sort de la poche de sa chemise de nuit des friandises scintillantes qu'on ne retrouve plus que chez l'épicier du coin, où il a dû faire ses emplettes ce matin. Au rez-de-chaussée où une vieille concierge converse avec ses géraniums, deux hommes s'engueulent dans un arabe rocailleux parce que l'un a l'agaçante habitude de garer sa voiture à la place de l'autre. La concierge intervient : « Calmez-vous ! Ici, tout est à tout le monde ! » Je me demande si ce sont les abris, où ces « vieux locataires » se partageaient le peu d'air, d'eau et de lumière, qui ont noué entre eux ces liens quasi familiaux ?
En attendant que leurs loyers finissent de vieillir, en redoutant leur avenir dressé en point d'interrogation, à part cette ruelle de quelques mètres, c'est une chose essentielle qui nous sépare d'eux : ils sont humains, et plus nous.
Chaque lundi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image d'un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...
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commentaires (5)
Joli, merci, vous avez aéré votre style et c'est très beau.
Christine KHALIL
20 h 11, le 09 octobre 2017