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Lifestyle - Photo-roman

« Tu es en 8e 5 ? Le professeur de maths est un monstre ! »

Souvenir de ces rentrées scolaires chagrinées, maussades et surtout marquées par le sempiternel personnage de la surveillante...

Photo Ayla Hibri

Dix années se sont déjà écoulées depuis que j'ai abandonné mon adolescence sur les bancs écornés de ce collège jésuite. Pourtant, début septembre, derniers soupirs de l'été qui rend son tablier, et l'impression que cette date déclenche le même compte à rebours. Même boule au ventre qui à présent grandit, se noue, se tortille au creux de l'enfant en moi qui peine à lui résister. J'appréhende un peu encore, comme toujours, quoi, je n'en sais rien. À mon époque, on « rentrait » début octobre. Dans les rues où l'épais silence se nourrissait à regret de nos angoisses puériles, le parfum du matin était un peu plus lourd, plus visqueux – ou l'avions-nous oublié ? – comme figé dans la brume qui déjà grumelait les lèvres et paralysait les mains. On se débrouillait pour arriver avant le soleil, en coursant la lune que cette redoutable nuit d'automne avait oublié derrière la colline de mon école.

Polyester

Ma mère avait beau me dire que c'est une histoire qui commence, rien à faire : une nouvelle page à l'image de celles de mes livres encore tout neufs, qu'on avait passé les jours précédents à plastifier et étiqueter, fleurant le UHU et l'encre fraîche, et qui crissent encore quand on les déplie comme si, pareils à moi, ils refusaient cette rentrée. Sur mes joues où s'affalaient les premières cernes, quelques larmes s'écrasaient comme on éteint les derniers feux de l'été. Et me voilà parti, le dos arc-bouté par le faix des choses à découvrir et apprendre, charriant dans ma carapace en polyester le deuil de mes souvenirs de vacances. On se serrait sous le préau, hissant nos silhouettes sur la pointe de nos baskets pour jouer à qui sera en classe avec qui, alors que les plus âgés se plaisaient à nous terroriser : « Tu es en 8e 5 ? Le professeur de maths est un monstre ! » Aucun d'entre nous n'était enthousiaste à l'idée de retrouver ces bancs où nos prédécesseurs avaient gravé du bord d'une plume ou d'un compas leurs cœurs et leurs rancœurs d'embastillés par l'algèbre et la grammaire. Autour de moi, les visages de mes camarades avaient quelque chose de passé, de changé par les quatre mois précédents. Quelque chose de fantomatique que dilataient les barres de néon accrochées trop haut et flétrissait le blanc des murs repeints de frais.

Yves Rocher

Ceci dit, un seul visage dérogeait à la règle. Celui de Mlle Odette, la surveillante. Drôle de titre pour une fonction qui n'en est pas une. Au cœur du sillage de son parfum, le Magnolia d'Yves Rocher que préconisaient les grandes surfaces de l'époque, se réfugiait un drôle de sentiment de réconfort et de familiarité. Je retrouvais bêtement mes repères dans cette odeur de femme honnête qui, debout comme un seul homme, tentait d'endiguer et de rassurer notre armée d'arrachés à leurs rêves. Cette rentrée, semblable à toutes les autres, avec sa mine de chien battu, laide, nauséeuse, tremblante, malade de chagrin, la rendait pourtant toute guillerette. Je me demandais tous les ans si elle faisait partie de notre espèce. Les secoués par la sonnerie d'un réveil effarouché, tirés à regrets de leur lit douillet, arrosés par une douche froide, plongés dans un mauvais lait à grumeaux, encagés dans un uniforme rugueux, lestés du double de leur masse en bouquins et, pour couronner ce rituel, férocement fourrés dans un bus embué de mauvaises haleines.

Couloirs staliniens

Pourtant, Mlle Odette arrivait comme nous dans un autocar dont elle était aussi la surveillante, comme si cet établissement la suivait jusqu'au seuil de sa maison. Cet établissement était sa maison. Elle faisait quasiment partie du mobilier, fantôme errant dans les couloirs staliniens et nous suivant de classe en classe. Surveillant la couleur de nos jeans, la texture de nos baskets, la teinte de notre encre, les trousses bourrées d'antisèche pendant les examens, les bavardages dans les rangs. Ou sinon, quand il n'y avait pas grand-chose à surveiller, s'introduisant dans une fête, se glissant dans une photo avec un officiel, se faufilant derrière un gâteau à couper, un ruban à sabrer, avec l'épi nimbé de laque, le tailleur amidonné et les lèvres carminées puis « contourées ».
Ces mêmes détails que son métier conserve par magie, inchangés, pas une ride de plus ou un cheveu de moins, lorsque je la croisai dans la rue il y a quelque jours. Début septembre, le seul moment qui réussit à la faire émerger de son hibernation d'été...

Chaque lundi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image d'un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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Dix années se sont déjà écoulées depuis que j'ai abandonné mon adolescence sur les bancs écornés de ce collège jésuite. Pourtant, début septembre, derniers soupirs de l'été qui rend son tablier, et l'impression que cette date déclenche le même compte à rebours. Même boule au ventre qui à présent grandit, se noue, se tortille au creux de l'enfant en moi qui peine à lui...

commentaires (1)

Toujours très agréable à lire... Merci!

NAUFAL SORAYA

06 h 44, le 18 septembre 2017

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Commentaires (1)

  • Toujours très agréable à lire... Merci!

    NAUFAL SORAYA

    06 h 44, le 18 septembre 2017

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