Fini de jouer. L'Arabie saoudite, l'Égypte et les Émirats arabes unis ont mis hier le holà au projet qatari de s'affirmer comme une puissance régionale au Moyen-Orient. En seulement quelques heures, les trois pays ont mis le Qatar au ban du « camp sunnite », provoquant ainsi la plus grande crise entre les pétromonarchies du Golfe depuis la naissance en 1981 du Conseil de coopération du Golfe (CCG).
Riyad, Abou Dhabi et Le Caire ont rompu hier leurs relations diplomatiques avec le petit émirat du Golfe. Ils ont été suivis, quelques heures plus tard, par Bahreïn, le Yémen, les Maldives, la Mauritanie et le gouvernement dissident libyen. L'émirat est mis sous quarantaine : fermeture des frontières terrestres et maritimes, interdiction de survol et restrictions sur le déplacement des personnes, exclusion de la coalition arabe intervenant au Yémen. En d'autres circonstances, ces mesures auraient pu être interprétées comme une déclaration de guerre. Plus qu'un énième avertissement, elles reflètent ici une volonté de faire plier le Qatar par tous les moyens. Le message est clair : le temps de la diplomatie et des consensus est terminé, Doha doit désormais se plier aux exigences de ses voisins ou il en subira les conséquences.
L'axe Riyad/Abou Dhabi/Le Caire a justifié sa décision en accusant le Qatar de soutenir les groupes « terroristes », sunnites comme chiites : « el-Qaëda, l'État islamique (EI) et la confrérie des Frères musulmans », mais aussi « les groupes soutenus par l'Iran dans la province saoudienne de Qatif » où se concentre sa minorité chiite, ainsi qu'à Bahreïn, secoué par des troubles animés par la majorité chiite. Doha a réagi avec colère en accusant à son tour ses voisins de vouloir le mettre « sous tutelle » et de l'étouffer économiquement. Mais le rapport de force est extrêmement déséquilibré et le Qatar semble aujourd'hui, plus que jamais, isolé et dos au mur.
La crise sans précédent entre les partenaires du Golfe intervient une semaine après une vive polémique suscitée par des propos attribués à l'émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani. Selon des propos publié sur le site de l'agence officielle qatarie QNA, ce dernier aurait critiqué la volonté de Riyad d'isoler diplomatiquement l'Iran tout en prenant la défense du Hezbollah et des Frères musulmans, tous deux considérés comme des groupes terroristes par Riyad. Il aurait également critiqué les relations entre l'administration de Donald Trump et son pays, alors que le Qatar accueille à al-Udeid la seule base américaine dans le Golfe, où sont stationnés 10 000 soldats américains. Cette base, siège du Centcom, le commandement militaire chargé du Moyen-Orient, est utilisée notamment pour les raids américains contre l'EI en Syrie et en Irak. Les autorités qataries ont affirmé avoir été victimes de « hackers ». Mais la polémique n'a cessé d'enfler tout au long de la semaine dans les médias saoudiens et émiratis, qui ont accusé le Qatar de trahir les siens en prenant le parti de l'Iran. Riyad et Abou Dhabi ont finalement décidé d'interdire la diffusion des médias qataris, comme al-Jazeera, sur leurs territoires.
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Double jeu
La controverse a allumé la mèche. Mais elle ressemble fortement à un prétexte pour régler de vieux contentieux entre voisins. Les différends entre Doha et Riyad ne datent pas d'hier. Le développement de la politique régionale du petit émirat, riche en ressources gazières, depuis que le pays s'est dégagé de la tutelle saoudienne en 1995, est source de discorde entre Doha et ses voisins. Le Qatar essaye en effet d'accroître son influence dans la région par le biais d'une diplomatie indépendante de celle de son voisin saoudien. Cette stratégie a pris une tout autre ampleur en 2011, quand le Qatar a tenté de profiter du printemps arabe pour favoriser l'accès au pouvoir de groupes islamistes révolutionnaires auxquels il s'était allié. Doha a ainsi soutenu sans réserve les groupes liés à la confrérie des Frères musulmans en Tunisie, en Libye, en Syrie, mais aussi en Égypte alors que l'Arabie saoudite, très hostile aux « Ikhwan », prenait la tête du mouvement contre-révolutionnaire. Les tensions s'étaient largement accrues entre les deux voisins jusqu'à atteindre une phase de rupture en mars 2014, lorsque Riyad, Manama et Abou Dhabi avaient décidé de rappeler leurs ambassadeurs à Doha pour protester contre le « soutien » du Qatar aux Frères musulmans. Le Qatar avait ensuite réintégré le « camp sunnite » en promettant de revoir sa politique régionale, qui avait déjà abouti en juin 2013 à l'abdication de cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani.
L'arrivée au pouvoir en janvier 2015 du roi Salmane d'Arabie saoudite, moins hostile que son demi-frère Abdallah aux Frères musulmans, a permis d'apaiser un peu les relations entre les deux voisins. Au nom de l'unité du « camp sunnite », par opposition au « camp chiite » mené par l'Iran, Riyad a arbitré les conflits entre Doha, Abou Dhabi et Le Caire, dont les visions et les stratégies apparaissaient comme concurrentes dans la région. Mais face au double jeu de son petit voisin, le royaume wahhabite semble désormais avoir perdu patience. Alors que Riyad et Téhéran se livrent une guerre froide dans toute la région, l'Arabie saoudite a fait de l'endiguement de son ennemi son objectif prioritaire dans la région. À l'instar de Oman et du Koweït, le Qatar ne partage pas la hantise de Riyad vis-à-vis de Téhéran et ne souhaite pas rompre toutes ses relations avec la puissance chiite. Le Qatar était par exemple en première ligne ces derniers mois pour négocier l'évacuation des populations civiles syriennes au sein des deux camps avec les milices chiites pro-Téhéran.
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Laisser-faire
Le non-alignement de Doha sur les positions saoudiennes est clairement sanctionné. Gonflés par la visite de Donald Trump il y a peu à Riyad, où le président américain s'est complètement aligné sur la doctrine saoudienne visant à endiguer l'Iran dans la région, les Saoudiens en profitent pour faire le ménage au sein de leur camp. Le timing n'est pas anodin. S'il est difficile de savoir si Washington a encouragé cet assaut diplomatique, il a en tout cas clairement laissé faire, se contentant hier d'une déclaration invitant les pays du Golfe à rester « unis ». L'Iran a pour sa part appelé le Qatar et ses voisins à reprendre le dialogue, une façon habile de tendre la main à l'émirat mis sous blocus.
Le Caire et Abou Dhabi voient enfin leur souhait de marginaliser le Qatar exaucé. Tous les deux foncièrement anti-Frères musulmans, ils entretiennent des relations houleuses avec le Qatar qu'ils accusent de soutenir la confrérie, notamment en Égypte et en Libye. Alors que le Caire et Abou Dhabi soutiennent les troupes dissidentes du maréchal Haftar en Libye, Doha apporte de son côté son soutien aux groupes islamistes en Libye.
Les Qataris sont affolés. Des habitants de Doha ont pris hier d'assaut les supermarchés, où des queues se sont formées, et où le lait, le riz ou le poulet ont rapidement disparu des rayons. Le pays dépend très largement des importations, qui transitent par l'Arabie saoudite. Il ne semble pas avoir les moyens de résister longtemps à la pression de Riyad et de ses alliés, d'autant plus qu'il apparaît largement isolé. Il ne peut même pas vraiment compter sur la Turquie, dont la politique n'est pourtant pas si éloignée, mais dont la priorité est aujourd'hui donnée au combat contre les Kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et leurs satellites dans la région. Au nom de l'unité du « sunnistan », Riyad et ses alliés veulent tordre le bras de l'émirat. Comme si la région avait soudainement besoin d'une crise supplémentaire.
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Repères
Vous avez omis de rappeler que la première grave crise entre le Qatar et le Conseil de coopération du Golfe remonte à 2014, avec une rupture diplomatique pendant huit mois suite à une critique d'Al-Jazeera contre le putsh de Al-Sissi. Et que l'origine de l'actuelle tension remonte à avril 2017 avec la mise en application en Syrie de l'accord de 2015, dit "des quatre villes", signé entre le Qatar, l'Iran et la Turquie pour organiser les évacuations des villes chiites et sunnites de Foua et Kefraye d'un cote et de Madaya et Zebdani de l'autre. Une opération ensanglantée par l'attentat de Rachidine, condamnée par le pape François. C'est le choc Chiites contre sunnites,réveillé par Trump, qui n'a rien à voir avec le pétrole.
16 h 00, le 07 juin 2017