Votre livre revient longuement sur la période des accords d’Oslo. Aujourd’hui, ces derniers sont particulièrement décriés dans le camp propalestinien qui considère que la partie israélienne n’a jamais été sincère dans sa volonté de faire la paix. Vous ne partagez pas cette analyse. Pourquoi ?
J’ai vécu ça au jour le jour pendant cette période et j’ai le sentiment que les gens qui ont initié Oslo, c’est-à-dire la partie éclairée des travaillistes autour de Shimon Peres, étaient sincères et avaient l’impression d’écrire l’histoire. Mais après la signature des accords, ce sont les militaires qui ont pris le dessus. Les Palestiniens ont eu le choc de leur vie parce qu’ils avaient le sentiment qu’ils avaient fait le plus dur en reconnaissant le droit d’Israël à exister et que le reste serait beaucoup plus facile. Mais pour les Israéliens, c’était le contraire. Le vrai travail commençait pour eux après le 13 septembre 1993. C’est, selon moi, la première raison de l’échec d’Oslo.
La deuxième, c’est que toutes les questions difficiles devaient être réglées à la fin du processus, sans d’ailleurs même spécifier ce que serait l’aboutissement des cinq ans. Le mot État n’existe pas dans les accords, on ne sait même pas la forme que prendra l’entité palestinienne. Yossi Beilin (le négociateur côté israélien) m’a avoué dix ans plus tard que c’était une erreur. Il m’a dit qu’ils auraient dû mettre toutes les choses difficiles au début parce que, à partir du moment où ils ont accepté le principe d’un accord avec Yasser Arafat, ils étaient prêts à tout, y compris sur la question de Jérusalem.
La troisième raison de l’échec est liée au fait que la communauté internationale n’a pas accompagné le processus. On l’oublie souvent, mais ce ne sont pas les États-Unis qui ont initié Oslo. Ils l’ont d’ailleurs mal vécu quand ils ont découvert que tout cela se faisait sans eux. Ils ont récupéré le train en route et ont parrainé l’accord avec la cérémonie de la Maison-Blanche, mais ils n’ont pas joué de rôle dans sa mise en œuvre. Et l’absence de la communauté internationale a fait que c’est le rapport de force, totalement à l’avantage des Israéliens, qui a dicté le jeu.
Quelles leçons peut-on tirer de cet échec ?
Pour moi, la grande leçon d’Oslo, ce n’est pas tant les faiblesses des accords. Elles sont importantes, mais elles auraient pu être corrigées en cours de route si le processus n’avait pas été interrompu si vite. C’est surtout que les gens qui ont tué les accord – d’un côté, l’extrême droite israélienne et, de l’autre, le Hamas – se retrouvent 30 ans après au centre du jeu alors qu’ils étaient relativement marginaux à l’époque. Et si demain, sous une forme ou sous une autre, il y a de nouveau un processus politique, comment empêcher que ces deux forces qui sont encore mieux organisées, plus puissantes et plus influentes ne le torpillent à nouveau ?
Une forme ou une autre de guerre civile peut sembler difficile à éviter
Vous continuez de penser qu’une solution à deux États est possible. Au-delà du cas de Benjamin Netanyahu, quel dirigeant israélien accepterait la création d’un État palestinien aujourd’hui ?
Soit les Israéliens continuent à se battre et à avoir des 7 octobre jusqu’à la fin des temps, soit ils acceptent ce qu’on appelait en 1993 la « paix des braves ». Si on prend le cas de Benny Gantz, qui semble être l’alternative la plus vraisemblable à Netanyahu aujourd’hui, on se retrouve avec un dirigeant qui n’a pas des positions si éloignées de celles du consensus israélien du moment, qui est quand même très dur. En revanche, il n’a pas trente ans de casseroles politiques derrière lui. En tant qu’ancien chef d’état-major, c’est un homme crédible aux yeux des Israéliens qui peut faire bouger les lignes.
La création d’un État palestinien passe par un processus de décolonisation. Vous évoquez dans votre livre le risque d’une guerre civile que cela soulève…
Oui, une guerre civile, ou en tout cas une forme ou une autre de guerre civile, peut sembler difficile à éviter. Pour la simple raison que personne ne peut croire qu’il y aura la paix si les colons occupent le territoire du futur État palestinien. Et les chiffres sont tellement effrayants : ils étaient 120 000 au moment d’Oslo, ils sont 450 000 aujourd’hui, rien qu’en Cisjordanie.
Mais ces gens-là sont au pouvoir aujourd’hui…
Oui, mais les dynamiques peuvent évoluer. Je raconte une scène dans le livre qui m’a beaucoup marqué. En 2019, je passe quelques jours à Hébron, qui est vraiment le foyer de la vague messianique. C’est là qu’elle a démarré et c’est là qu’elle est la plus forte. J’ai ensuite rendez-vous avec un ami à Tel-Aviv, qui est à une heure de route. Il ouvre une bonne bouteille de vin. On est face à la mer et je commence à lui raconter Hébron. Et là, il m’arrête et il me dit : « Je ne veux pas savoir .» Il poursuit : « Nous (les gens de Tel Aviv en gros), on s’occupe de notre famille, de nos amis, de notre boulot. On ne veut plus savoir ce qui se passe là-bas. » Il y avait une forme de déni. Mais il y a une partie considérable de l’opinion israélienne (celle qu’on a vue dans les manifestations monstres contre Benjamin Netanyahu l’année dernière) qui s’est réveillée quand elle a compris que sa passivité allait transformer la nature de l’État.
La question palestinienne était la grande absente de ces manifestations. Pourquoi ?
Ils ont tourné le dos à cette question au moment de la seconde intifada en pensant que la paix était impossible. Et ils ont laissé Netanyahu leur vendre l’idée qu’il pouvait sécuriser tout ça et ne plus traiter avec « ces gens avec qui on ne peut pas faire la paix ». Ils ont fermé les yeux pendant 20 ans, mais ce sont des gens qui n’ont rien à voir, ni avec « Bibi » ni avec les colons. Ils sont culturellement et politiquement étrangers à cela.
Qu’est-ce qu’ils pèsent aujourd’hui ?
Ils sont la moitié du pays. Israël est encore sous le choc du 7 octobre. Maintenant, la question, c’est dans quel état sera la société israélienne lorsqu’on se remettra à faire de la politique ?
Le rapport de force militaire et politique est trop inégal et l’absence de volonté est totale
De plus en plus de voix propalestiniennes militent pour une solution à un État où tous les citoyens auraient les mêmes droits. Vous n’y croyez pas. Pourquoi ?
Les juifs ont construit cet État pour se protéger, se sentir en sécurité dans un monde où ils avaient l’impression (et les faits les ont confortés dans cette impression) qu’ils n’avaient pas leur place. L’idée qu’ils puissent accepter aujourd’hui, surtout après le 7 octobre, de se retrouver dans un État où ils seraient minoritaires me semble totalement aberrante. De ce point de vue, le 7 octobre a définitivement enterré la solution à un État.
Ce qui est extraordinaire dans cette affaire, c’est qu’il n’y a pas 36 solutions, il y en a trois : un seul État, on vient de le dire, ça ne marche pas ou cela suppose qu’un peuple domine l’autre ; le statu quo, en place depuis 30 ans, a explosé le 7 octobre ; et donc il reste l’option des deux États, avec toutes les difficultés qui sont dues à la présence des colons, à l’hostilité des deux acteurs, au tracé des frontières, à la question de Jérusalem, à toutes les questions qui étaient déjà en suspens au moment d’Oslo…
Pensez-vous que les Israéliens ont conscience du fait que le statu quo n’est plus tenable ?
Peut-être pas, cela fera partie du débat post-guerre. Mais personne ayant un tout petit peu de jugeote ne peut croire aujourd’hui que si demain la guerre s’arrête et que les Israéliens recréent le statu quo d’avant le 7 octobre, ils n’auront pas une nouvelle crise dans un an, deux ou dix ans, et que les enfants de Gaza d’aujourd’hui seront forcément les combattants de demain.
C’est pour cela que le rôle de la communauté internationale est crucial aujourd’hui. Parce qu’on ne peut pas imaginer que, laissés seuls face à face, ils y arriveront, car le rapport de force militaire et politique est trop inégal et l’absence de volonté est totale.
Une partie de la gauche israélienne reconnaît toutes les fautes qui ont été commises depuis 1967. Mais celles de 1948 restent tabou, comment l’expliquez-vous ?
Je raconte dans le livre un face-à-face que j’ai organisé en 1993 entre deux universitaires, un Israélien et l’autre Palestinien, qui voulaient se rencontrer à un moment où on parlait encore de réconciliation. Je les avait invités à dîner chez moi, et le Palestinien a fait le premier pas et dit à l’Israélien : « Si on veut se réconcilier, il faut qu’on comprenne votre traumatisme. Nous, par exemple, on a toujours négligé la question de la Shoah parce qu’on se disait que c’est un truc européen et que ce n’était pas notre affaire. Mais pour vous, c’est existentiel, c’est un traumatisme historique majeur et on doit travailler là-dessus ». Là, l’Israélien était très content. Puis le Palestinien poursuit : « Vous, de votre côté, vous devez comprendre ce qu’est la Nakba pour nous. » Et là, le dialogue s’est arrêté net parce que l’Israélien n’était pas prêt à franchir ce pas. Il trouvait qu’il y avait une équivalence qui ne marchait pas. Mais il s’est trompé d’analyse parce que ce n’était pas une question d’équivalence dans le nombre de morts, mais de comprendre le traumatisme fondateur de l’autre.
Pourquoi cela lui était-il impossible à comprendre ?
Parce que les Israéliens ont encore une histoire à écrire. C’est-à-dire qu’après 1948, l’histoire officielle expliquait que ce sont les Arabes qui leur ont dit de partir ou bien qu’ils se sont enfuis. Ensuite sont arrivés les nouveaux historiens qui ont commencé à documenter les villages rasés, les gens chassés, et qui ont donc introduit une faille déterminante dans ce récit national. Mais pas au point que le récit national change et que les livres scolaires soient modifiés et qu’il y ait un consensus dans le pays pour admettre la part de responsabilité des Israéliens dans le départ des Palestiniens.
Ce n’est pas facile pour un pays de regarder la part sombre de son histoire, ce n’est pas propre à Israël. Il y a une faille à la fois émotionnelle, mémorielle, et donc politique majeure, côté israélien, et à un moment, il faudra la surmonter.
Pierre Haski est un journaliste si professionnel et nuancé… il donne de l espoir dans ce débat si sclérosé
20 h 14, le 02 mai 2024