
Des partisans armés du tandem chiite Amal-Hezbollah passent devant les soldats déployés après des affrontements meurtirers dans le sud de Beyrouth, le 14 octobre 2021. ANWAR AMRO / AFP
Au moins six personnes ont été tuées et une trentaine blessées par balles jeudi lors d'affrontements au cœur de Beyrouth, en marge d'un rassemblement de centaines de partisans du Hezbollah et du mouvement Amal du président du Parlement Nabih Berry devant le palais de Justice de la capitale pour protester contre le juge Tarek Bitar, en charge de l'enquête sur l'explosion du port, le 4 août 2020. Un rassemblement qui s'inscrit dans une politique claire de pression et d'intimidations contre le magistrat et qui fait craindre d'autres sérieux dérapages sécuritaires dans le pays.
Rapidement, cette mobilisation a viré en scènes de guérilla, transformant des quartiers de la capitale en zone de guerre. Ces mêmes quartiers qui constituaient une ligne de front durant la guerre civile qui avait éclaté en 1975. Des coups de feu nourris ont ainsi été entendus, peu après 11h, depuis le quartier avoisinant de Tayyouné, selon notre journaliste sur place Lyana Alameddine et son collègue au sein de notre rédaction anglophone L'Orient Today Waël Taleb. A partir de là, la situation a rapidement dégénéré, avec des tirs de RPG, tandis que l'on voyait des hommes armés dans les rues.
"Acte criminel et délibéré"
Donnant sa version des faits concernant le début des accrochages, l'armée a indiqué sur Twitter que "lorsque des manifestants (du Hezbollah et d'Amal, NDLR) se sont dirigés vers le palais de Justice à Beyrouth, ils ont essuyé des tirs en provenance des quartiers de Tayyouné et Badaro". Une version similaire a été donnée par le Hezbollah et Amal, dans un communiqué conjoint. Selon eux, "vers 10h45, des manifestants, qui prenaient part à un rassemblement pacifique se dirigeaient vers le palais de Justice afin de condamner la politisation sur l'enquête concernant l'explosion au port de Beyrouth, ont été la cible de tirs de snipers positionnés sur des toits d'immeubles lorsqu'ils sont arrivés au niveau du rond-point de Tayyouné. Des coups de feu nourris s'en sont suivis, tuant plusieurs "martyrs" et blessant d'autres personnes grièvement, sachant que les tirs visaient la tête", est-il écrit. Les deux partis poursuivent en indiquant que "cette agression de la part de groupes armés organisés vise à mener le pays vers une discorde planifiée dont les instigateurs assument la responsabilité, ainsi que ceux qui se cachent derrière le sang des victimes de l'explosion (du port de Beyrouth, NDLR) pour réaliser des gains politiques."
Dans un second communiqué publié quelques heures plus tard, le tandem chiite a pointé le parti de Samir Geagea directement du doigt. Il a ainsi dénoncé "les attaques armées effectuées par des membres des Forces libanaises (FL) qui se sont déployés dans les quartiers avoisinants et sur des toits d'immeubles et qui ont tiré de façon directe, à l'aide de snipers, dans une volonté intentionnelle de tuer". "Le Hezbollah et le parti Amal condamnent et dénoncent cet acte criminel et délibéré qui vise à ébranler la stabilité et la paix civile", ont ajouté les alliés chiites, appelant l'armée libanaise et les forces de sécurité à arrêter "les meurtriers" et à les poursuive en justice.
Ces accusations du tandem chiite interviennent alors que le chef des Forces libanaises chrétiennes Samir Geagea avait appelé mercredi à "un blocage total et pacifique" dans la rue afin de faire face à la manifestation des partisans de Amal et du Hezbollah. Réagissant jeudi aux incidents armés, le chef des FL a affirmé que les armes illégales, en référence à l'arsenal du Hezbollah, étaient la "principale cause" des combats qui ont éclaté jeudi. A aucun moment, il ne dément les accusations du tandem chiite à l'encontre de sa formation. Mais un peu plus tard, le bureau de presse des FL a démenti les accusations du tandem chiite se rapportant à une "volonté intentionnelle de tuer", appelant les organes concernés à "définir les responsabilités de manière claire et transparente". Le parti de Samir Geagea a estimé que les incidents qui ont eu lieu sont le résultat des "incitations" du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, contre le juge Bitar dans ses discours depuis quatre mois pour appeler à son dessaisissement. Il a également dénoncé les menaces lancées par un responsable du Hezbollah, Wafic Safa, contre le juge ainsi que l'attitude des députés chiites qui ont mis l’affaire Tarek Bitar sur la table en Conseil des ministres mardi dernier, "dans une volonté de pousser le gouvernement à choisir entre le blocage et le dessaisissement du juge". Et le communiqué des FL de poursuivre : "L'apparition d'éléments lourdement armés entrant dans des quartiers sûrs a été prouvée dans les images diffusées par les médias ou sur les réseaux sociaux. Accuser injustement les FL s'inscrit dans une volonté de détourner les regards de l'invasion par le Hezbollah de ces quartiers".
"Préserver la paix civile"
Le ministre de l'Intérieur Bassam Maoulaoui a fait état de six morts. Parmi les victimes figurent un homme tué par une balle à la tête, un deuxième atteint à la poitrine et une femme de 24 ans a été tuée par une balle perdue alors qu'elle se trouvait chez elle, selon des sources médicales. Selon le ministère de la Santé, 32 personnes ont été blessées. Parmi les victimes, trois partisans du mouvement Amal de Nabih Berry, selon la formation chiite. Une journée de deuil national sera observée demain vendredi dans l'ensemble des administrations ainsi que dans les écoles publiques et privées, selon la présidence du Conseil.
Des ambulances, sirènes hurlantes, affluaient pour prendre en charge les victimes dans les rues désertées, les habitants s'étant réfugiés dans leurs appartements et revivant des scènes de guerre qu'ils pensaient oubliées. Sur les réseaux sociaux, des images montraient des écoliers d'un établissement du secteur se cachant sous leurs bureaux ou rassemblés par terre devant les salles de classe.
Peu après ces tirs, les manifestants rassemblés devant le palais de Justice ont commencé à quitter les lieux, selon le journaliste de L'Orient Today. Les forces spéciales de l'armée se sont rapidement déployées sur place, mais les échanges de tirs se poursuivaient entre miliciens, dont certains seraient affiliés au Hezbollah et au mouvement Amal. En fin de matinée, l'armée a appelé les civils à évacuer les rues das les quartiers où avaient lieu les affrontements, et a prévenu qu'elle tirerait contre tout élément armé qu'elle croiserait. Une grande partie de la capitale s'est rapidement vidée. Après plusieurs heures d'échanges de tirs nourris à l'arme légère et aux roquettes RPG qui ont terrorisé les habitants, le calme est revenu en fin d'après-midi dans le secteur.
En soirée, l'institution militaire a précisé dans un communiqué que neuf personnes impliquées dans ces affrontements, et appartenant aux deux parties, ont été arrêtées, dont une de nationalité syrienne. L'armée est également entrée en contact avec les responsables afin de contenir la situation et prévenir la discorde.
Un militaire libanais en position de tir, le 14 octobre 2021 près du palais de Justice de Beyrouth. Photo REUTERS/Mohamed Azakir
Le président de la République, Michel Aoun, et le Premier ministre, Nagib Mikati, qui suivaient la situation sur le terrain avec les autorités politiques, sécuritaires et militaires, ont appelé au calme. Plusieurs appels internationaux à la désescalade ont également été lancés.
"Par notre âme, par notre sang, nous nous sacrifions pour toi, Nabih"
Jeudi matin, et selon des images de notre journaliste sur place Mohamad Yassine, des centaines de militants d'Amal et du Hezbollah, en majorité de jeunes hommes, souvent vêtus tout de noir, s'étaient rassemblés avant même 11h devant le palais de Justice de la capitale, où des dizaines de policiers anti-émeute et des militaires des forces spéciales de l'armée avaient été déployés. De nombreux axes routiers menant vers le palais avaient été fermés dès le matin aux automobilistes. "Par notre âme, par notre sang, nous nous sacrifions pour toi, Nabih", scandaient des dizaines de partisans du chef du Législatif. "Sioniste, sioniste, Samir Geagea est un sioniste", criaient d'autres, en référence au chef des FL et leader chrétien qui soutient le juge Bitar.
"Indépendamment de nos affiliations politiques, nous sommes là de manière symbolique afin de soutenir les familles des victimes et protéger l'unité du pays", affirmait l'avocat Hussein Zebib, membre d'Amal, à notre journaliste sur place Lyana Alameddine. "Le juge Bitar est politisé", lançait-il, reprenant une accusation lancée il y a quelques jours par Hassan Nasrallah. "Pourquoi d'ex-ministres sont poursuivis, alors que ceux qui étaient en poste dernièrement ne le sont pas ?", demande-t-il. "Cela nous montre qu'il y a une volonté de politiser l'affaire", estimait cet avocat. "La justice doit bâtir des nations et non les détruire", lançait un autre avocat, Mohammad el-Hajj. "L'enquête s'éloigne de la vérité", estimait-il. Les organisateurs de la manifestation ont uniquement autorisé les avocats sur place à parler à la presse, rapportait notre journaliste.
Des militants d'Amal et du Hezbollah tenant des pancartes hostiles au juge Tarek Bitar et à l'ambassadrice américaine, le 14 octobre 2021 devant le palais de Justice de Beyrouth. Photo Lyana Alameddine
Cette mobilisation intervient alors qu'une intense campagne a été lancée par les dirigeants du tandem chiite contre le magistrat, dans le but de le dessaisir de l'enquête. Car plusieurs responsables politiques, notamment des députés chiites gravitant dans l'orbite du Hezbollah et d'Amal, sont poursuivis par le juge Bitar, dans l'enquête sur l'explosion de centaines de tonnes de nitrate d'ammonium stockés dans le port depuis des années sans mesures de sécurité, un drame qui a fait plus de 200 morts et 6.500 blessés et détruit des quartiers entiers de la capitale. Mardi, le juge Bitar avait de nouveau été contraint de suspendre temporairement son enquête après avoir été informé du nouveau recours déposé contre lui par les députés chiites Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter qui sont visés par des poursuites dans ce dossier. Mais ce recours a été rejeté jeudi matin par la justice et le magistrat peut désormais reprendre son enquête.
Mercredi, pour la seconde fois en 48 heures, le tout nouveau gouvernement de Nagib Mikati a risqué l’implosion en raison de profonds désaccords sur l’enquête du port et le juge Bitar. Mardi, à la suite d'une longue intervention du ministre de la Culture Mohammad Mortada sur la nécessité de prendre position en Conseil des ministres sur le dessaisissement du juge d’instruction, de profondes divisions sont apparues et la séance a dû être levée. Hier, la réunion qui devait avoir lieu a été reportée par décision conjointe du chef de l’État et du Premier ministre. Ce qui provoque l’ire du Hezbollah et de son allié Amal, c’est que plusieurs responsables politiques chiites gravitant dans leur orbite sont poursuivis par le juge Tarek Bitar dans le cadre de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020. Et si aucun accord n’a été trouvé entre les différentes parties, c’est que le ministre de la Justice, Henri Khoury, a été mandaté par le président de la République pour trouver une solution qui soit acceptable par tous, mais sans résultat pour le moment. Le tandem chiite vient donc de placer le nouveau cabinet face à une équation impossible, en recourant à la rue, et en envisageant une démission de tous les ministres chiites, si une décision concernant le juge n’est pas prise en Conseil des ministres.
Au moins six personnes ont été tuées et une trentaine blessées par balles jeudi lors d'affrontements au cœur de Beyrouth, en marge d'un rassemblement de centaines de partisans du Hezbollah et du mouvement Amal du président du Parlement Nabih Berry devant le palais de Justice de la capitale pour protester contre le juge Tarek Bitar, en charge de l'enquête sur l'explosion du port, le 4...
commentaires (33)
Ca sent la manipulation à plein nez… on créer une manifestation ou l’on sait à l’avance que le risque d’affrontements et de victimes est quasiment inévitable, le lendemain on ferme les administrations… la semaine prochaine les immunités sont rétablis et notre juge se retrouve coincé…
pascal Dominique
20 h 50, le 14 octobre 2021