Des partisans du Hezbollah écoutant le discours de Hassan Nasrallah le 1er novembre dans la banlieue de Beyrouth. Photo AFP
Depuis sa création au milieu des années 1980, le Hezbollah a eu de multiples vies qui lui ont permis de cultiver plusieurs identités. Incarnation de la résistance contre Israël, associations se substituant à l’État en œuvrant pour les déshérités, parti politique libanais redonnant sa fierté à la communauté chiite historiquement marginalisée et, bien sûr, milice au service des intérêts de l’Iran. Le parti de Dieu avait pris l’habitude de mettre en avant l’une de ses facettes, sans pour autant renier les autres, en fonction des circonstances et de ses intérêts. Jamais ses identités n’étaient toutefois apparues autant en contradiction les unes avec les autres que depuis le début de la révolte libanaise. Jamais le parti chiite n’avait été confronté à une menace aussi difficile à identifier et par conséquent à contrer.
« Le Hezbollah travaille continuellement sur trois registres et jongle entre des considérations d’ordre géopolitique, des considérations de politique intérieure et d’autres strictement communautaires. C’est ce qui explique qu’il ne sache pas exactement comment se positionner aujourd’hui face au soulèvement populaire », résume un ancien ministre ayant souhaité garder l’anonymat.
Les manifestations qui ont débuté le 17 octobre dernier au Liban, réclamant un changement de la classe politique et de meilleures conditions de vie, posent un défi d’un ordre nouveau pour le parti chiite. Pour la première fois dans l’histoire du Liban, la rue chiite s’est associée aux revendications populaires, brisant le tabou de la peur et le mythe qui fait d’eux une communauté à part du reste du pays. « Des jeunes du Hezbollah et des gens issus des milieux populaires qui lui sont proches sont descendus dans la rue », confirme Kassem Kassir, analyste, proche du parti chiite. « Le Hezbollah n’est pas insensible aux revendications des manifestants », ajoute Fayçal Abdel Sater, un autre analyste, lui aussi proche du parti.
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La formation chiite s’est toujours prévalue d’être un parti révolutionnaire à la tonalité sociale. Elle se positionne pourtant aujourd’hui comme le principal rempart du système contre la révolution. Si, dans un premier temps, le parti a laissé faire, considérant peut-être que le mouvement allait dans son sens, il a très vite changé d’attitude en s’opposant à une démission du gouvernement et en utilisant la menace du chaos. Pourquoi adopter cette attitude alors que la résistance, en tant que telle, et tout ce qu’elle implique, n’a pas été directement visée par la grogne populaire ? Pourquoi une organisation si puissante a-t-elle aussi peur de la colère de la rue, notamment de la sienne, et des changements qui pourraient en résulter ?
« Le Hezbollah n’a peur de rien. Il ne se sent pas visé par la révolte qui a pointé du doigt la corruption ambiante et le clientélisme, un fléau qui ne le concerne pas », répond, du tac au tac, Fayçal Abdel Sater, qui reconnaît tout de même que le parti « était embarrassé après la démission de Saad Hariri », le 29 octobre dernier. Force est pourtant de constater que le parti chiite a été le seul à s’opposer de façon aussi frontale à la démission du Premier ministre libanais et à toute remise en cause du statu quo. « Le parti considérait que le gouvernement devait rester en place après la démission des Forces libanaises parce qu’il craignait le vide et l’inconnu », dit Kassem Kassir. « Ils craignent de perdre le contrôle sur leur communauté et que la transformation du système libanais ne change l’équation politique », décrypte pour sa part Hilal Khachan, professeur de sciences politiques à l’AUB.
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« La relation entre Hariri et le Hezb était excellente »
La situation était jusqu’ici quasi idéale pour le parti chiite. Tout en conservant les « privilèges » de la « résistance », il avait une emprise suffisante, bien que loin d’être totale, sur les institutions étatiques pour pouvoir bloquer toute décision qui irait à l’encontre de ses intérêts stratégiques. Mieux encore, grâce à son modus vivendi avec Saad Hariri, qui a rendu obsolète le clivage du 8 et du 14 Mars, il disposait d’une couverture légale, à un moment où l’Iran et ses alliés sont dans la ligne de mire des États-Unis. « Il considère qu’il contrôle la majorité au Parlement, a un président qui est amical à son égard et qui ne lui a jamais rien refusé, ainsi qu’un ministre des Affaires étrangères qui défend lui aussi ses intérêts. Ce statu quo lui est favorable et tout changement fondamental dans cet équilibre affaiblit son emprise sur le Liban », analyse l’ancien ministre précité. « La situation avait l’avantage de donner l’impression que ce n’est pas le Hezbollah qui dirige le pays », dit pour sa part Moustapha Allouche, ancien député et membre du bureau politique du courant du Futur.
S’il a le pouvoir de former un gouvernement 8 Mars, lui et ses alliés ayant la majorité au Parlement, le Hezbollah semble vouloir sauver son entente avec Saad Hariri, à condition que ce dernier, aujourd’hui en position de force, demeure un partenaire « conciliant ». « Saad Hariri reste le pont entre le Hezbollah et l’Occident. Le Premier ministre sortant peut à ce titre bénéficier des aides financières internationales », note Amale Saad, professeur de sciences politiques à l’UL, proche des milieux du Hezb. « La relation entre le Hezbollah et Hariri était excellente avant la révolution », confirme Kassem Kassir.
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« Il ne veut pas perdre le Liban »
Le Hezbollah n’a pas seulement peur du changement. Il a peur que ce changement soit instrumentalisé par ses adversaires pour l’affaiblir. Dans ses deux derniers discours, Hassan Nasrallah a fait une distinction entre le peuple qui manifeste spontanément et légitimement, et celui qui, aidé par les puissances étrangères et par ses adversaires sur la scène locale, en profite pour changer les rapports de force au Liban et dans la région en faveur des ennemis de l’Iran.
« En tant qu’acteur régional, le Hezbollah ne veut pas perdre le Liban », décrypte l’ancien ministre. « Le parti chiite a peur que le pays s’effondre, du point de vue économique et sécuritaire, et que le Liban soit placé sous tutelle internationale », note Moustapha Allouche, qui ajoute que « la situation, que ce soit en Irak – en pleine ébullition aujourd’hui – ou en Syrie, où les Russes ont désormais une emprise notoire, est actuellement défavorable à l’axe iranien ». La formation chiite a tenté de mener sa propre contre-révolution en multipliant les discours visant à diviser la rue et en envoyant ses chemises noires afin de lui faire peur. Cette stratégie ne fait toutefois pas l’unanimité au sein du parti. « Plusieurs voix au sein du Hezbollah ont considéré que le parti a commis une erreur et que ce n’était pas une manière de se comporter avec les manifestants », dit Kassem Kassir. Trois journalistes au sein du quotidien al-Akhbar, proche du parti, ont démissionné pour s’opposer à la ligne du journal, qui se veut d’habitude le défenseur des opprimés et qui alterne, depuis le début des manifestations, entre des positions de soutien et de condamnation.
« Beaucoup de jeunes et d’intellectuels autour du parti échangent sur la question du positionnement que doit avoir le parti par rapport à la révolution en ce moment », note l’analyste.
Le Hezbollah a conscience qu’il ne peut pas apparaître, surtout aux yeux de sa propre base, comme le protecteur du système. « La contestation n’est pas négligeable dans le sud et elle est en grande partie spontanée », admet une source au sein du parti, qui a requis l’anonymat. « Le Hezbollah est pris entre le marteau et l’enclume », résume Moustapha Allouche. « Le parti a très peu d’options. Il a la capacité d’écraser le soulèvement, mais le coût serait extrêmement élevé », analyse Hilal Khachan.
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Des élections ?
Utiliser ses armes contre la rue libanaise, comme il a pu le faire lors des événements du 7 mai 2008, est certainement le meilleur moyen de retourner une grande partie de l’opinion publique contre lui et d’accentuer la pression internationale à son encontre. Le scénario d’un nouveau 7 mai est écarté par l’ensemble de nos interlocuteurs. « Le parti n’a aucun intérêt à être entraîné dans des affrontements armés. C’est le piège qu’il cherche à éviter », assure Kassem Kassir.
Que peut alors faire le Hezbollah pour ne rien perdre de sa capacité de contrôler la direction que prend le pays ?
« Tout se joue autour du calcul entre pertes et profits que fait le Hezbollah, et celui-ci le réitère tous les matins », analyse l’ancien ministre. Bloquer le processus politique est un jeu dangereux, d’autant plus que le pays est au bord de l’effondrement économique. Accepter la tenue d’élections anticipées, ce à quoi il s’est pour l’instant opposé aux motifs de l’impossibilité de s’entendre sur une nouvelle loi électorale, serait le moyen le plus efficace pour calmer la rue. « Le parti chiite n’a pas peur des élections. Il a une base électorale toujours aussi forte. Les forces chiites qui sont apparues lors des manifestations à Baalbeck, Nabatiyé et Tyr ne pèsent pas lourd dans les urnes », garantit Kassem Kassir. Mais le véritable enjeu n’est pas là. Si le Hezbollah n’a probablement pas grand-chose à perdre lui-même de la tenue de nouvelles élections, ce n’est certainement pas le cas de ses alliés du CPL, dont le leader est le plus conspué par la rue. L’effondrement de cette formation politique, la plus importante aujourd’hui au Parlement, chamboulerait tout le rapport des forces au détriment du parti de Dieu. Quitte à heurter une partie de sa base, c’est un risque qu’il n’est clairement pas prêt à prendre.
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commentaires (15)
C'est ironique hein ? le parti des opprimes qui protege et soutien les oppresseurs !je vois mal comment le Hezbollah peut continuer a s'opposer a cette revolution. l'usage de la force serait suicidaire aux trois niveaux que l'ancien ministre a bien decrit dans votre article. Pour moi il y'a 3 choix : soit il tente de prendre le prendre le train anti-corruption en marche, mais ca lui coute son alliance avec le CPL et Amal Soit il accepte l'option technocrate mais en prenant soin d'ecarter toute discussion strategique des prerogatives de ce cabinet (sous peine de 7 Mai bis) et c'est le cas le plus probable. Soit il s'entete et s'accroche a un regime qui prend eau de toute part avec son tutti quantti d'intimidations, de menaces et d'actions coup-de-poing. Ce qui serait suicidaire
Lebinlon
09 h 25, le 11 novembre 2019