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La révolution en marche - Commentaire

Raisons et horizons du sursaut libanais

Mohammad Azakir/Reuters

S’il y avait en terre arabe un pays dont on pouvait penser qu’il ne connaîtrait pas de révolution, c’était bien le Liban. En contraste, la région dont il fait partie est terre de transformation violente de l’ordre politique. De l’Égypte de Farouk à celle de Nasser, de la Syrie de Chichakli jusqu’à celle de Hafez el-Assad, de l’Irak de la royauté à celui de Abdel Karim Kassem puis de Saddam Hussein, de la Libye des Senoussis à la Jamahiriya de Mouammar Kadhafi, du Yémen de l’Imamat à la République du maréchal Sallal à Ali Abdallah Saleh, les régimes hérités des indépendances furent jetés à terre dans le fracas des armes et la jubilation idéologique. Le Liban faisait partie, avec la Jordanie, des régimes résilients à ces transformations intempestives. Non qu’ils eussent été tous deux hors d’atteinte, mais simplement que le rapport de force établi par la guerre froide avait vu les forces armées occidentales américaines et britanniques stopper à l’époque la chute des dominions pro-occidentaux.

Au Liban, cette immunité au changement avait pour elle un autre atout : le système communautaire. Ce dernier opérait puissamment comme un repoussoir. Comment établir un front d’action et d’alliance idéologique dans un pays où le sort des communautés s’imposait comme l’horizon indépassable de la politique ? Comment séparer le communautaire du politique quand toute politique était par définition communautaire ? Comment créer des raisons de changement politique dans un pays où les raisons identitaires tenaient lieu d’ingrédients de la stabilité ? À part la répartition et la distribution des pouvoirs entre communautés désireuses, selon la formule consacrée, de perpétuer le vivre-ensemble, la politique n’avait pas d’autre fonction. N’était-ce pas là une raison suffisante de célébrer en période de paix le fondateur pacte national et de le reconduire quand la violence avait montré ses limites et son inanité ? Ainsi vécurent les gouvernements du Liban. De célébration en contestation et de contestation en consécration de l’ordre confessionnel pérenne.

La conséquence de la guerre du Liban de 1975 était la meilleure illustration de ce cycle institutionnel de pouvoir. Un pays dévasté où le régime établi en 1943, après avoir chancelé, était consacré avec des amendements connus de tous lors de la conférence tenue à Taëf en 1989, il y a très exactement trente ans. La guerre et ses malheurs avaient comme par l’absurde souligné les impasses d’un changement du communautarisme par la force, reconduisant à chaque fois le communautaire et méconnaissant le changement. Quels que soient les nouveaux équilibres des forces convenus à Taëf, nul ne pouvait plus ignorer qu’une mutation du système politique par la force n’était qu’une simple démonstration de force. Sans plus. Le Liban était le pays de la sédition confessionnelle, pas des bouleversements insurrectionnels. Dès lors, la destruction des vies humaines, la tragédie des disparus, la souffrance perpétuelle des leurs, le malheur des handicapés outre la destruction des biens et des infrastructures apparaissaient comme une suite de calamités et de sacrifices incapables de faire bouger de quelque manière et en quelque sens que ce soit l’ordre politique des choses.

Alors, comment expliquer que ce qui ne devait jamais advenir, le changement, ait été rendu possible ? Comment surtout comprendre que la violence qui a éclaté depuis le 17 octobre n’ait été jusque-là qu’une violence de protestation, un cri prolongé d’indignation face à l’indignité des dirigeants du pays ? Comment comprendre que la violence meurtrière se soit muée en dégoût de l’élite et en désir de voir disparaître comme par enchantement et s’en aller les responsables de l’effondrement du monde libanais ?

Ordre milicien

Trois raisons essentielles peuvent contribuer en l’état actuel à l’explication de cette mutation en profondeur du paysage politique libanais. La première tient à la nature du système consacré et mis en place par la République de Taëf qui a passé continûment de la guerre à la paix sans avoir pris le temps de sonder la mémoire de la guerre, et de s’interroger sur ses causes, d’écouter les victimes et de juger les bourreaux. Sans vérité dévoilée ni justice rendue, les princes de la guerre se sont amnistiés entre eux. Dans leur esprit, l’amnistie était une amnésie légale, ce qu’elle est, suffisant cependant pour faire oublier à jamais les exactions et massacres. Toutefois, personne ne peut oublier, même si l’oubli des tribunaux et des cours de justice ont mis hors d’atteinte légale les monstres de la violence communautaire. La vie politique nouvelle, en adoubant les élites miliciennes et en reconduisant les seigneurs des tribus, a fait cependant de l’ordre milicien, et c’est là l’essentiel, le nouvel ordre politique libanais. Si l’on veut bien considérer les forces politiques principales qui structurent le pays et le dirigent au plan gouvernemental, on sera frappé de constater que ces forces sont issues de l’ancien ordre de la guerre libanaise dont la figure principale était la milice.

En effet, dans l’espace national de l’après-Taëf, un parti a réussi à conserver ses armes, voire à les développer et à en importer. Telles les milices de la guerre libanaise, mais la seule de l’après-guerre, le Hezbollah, pour bien le désigner, est l’illustration par excellence de l’ordre milicien. État dans l’État, société dans la société, armée face à l’armée nationale, territoire au sein du territoire national, nation communautaire au sein d’une nation de communautés et contre-culture face à la culture nationale, le parti se revendique d’une légitimité divine, inscrit son action dans le sillage militant de la République iranienne, et avec elle et à sa demande s’oppose à Israël dans sa confrontation avec Téhéran. À leur manière mais sans commune mesure avec le Hezbollah, d’autres partis sont des survivances de la logique de guerre. Sans se constituer en contre-société, les autres partis issus de la coalition gouvernementale poursuivent une politique classique de défense de leur base communautaire, de ses intérêts et de sa protection en cas de retour de la menace, sans entretenir en apparence une milice armée. Les Forces libanaises, le mouvement Amal ou le Parti socialiste progressiste sont représentatifs de ces courants. Un troisième pilier de gouvernement est constitué par le Courant patriotique libre (CPL) du président Michel Aoun. N’ayant rien d’une milice, puisque son fondateur était le commandant en chef de l’armée, le CPL est l’héritier d’une trajectoire complexe où une armée divisée s’est battue contre des milices, puis contre les forces d’occupation syriennes avant de voir son chef accéder à la magistrature suprême. Bien que se voulant englobant, continuateur d’un nationalisme libanais caractéristique des formations chrétiennes mais attaché tout autant à la culture du pacte national, le « aounisme » a très vite pris sa place au sein du paysage politique libanais et des partis qui le composent. Il s’est banalisé comme force politique peu après le retour d’exil de son chef. Son alliance avec le Hezbollah a manifesté son aptitude à jouer le jeu interne des rapprochements et des tactiques manœuvrières qui ont forcé la candidature du général à la présidence de la République. La même alliance a cependant fait perdre au CPL son caractère axial et englobant en le faisant apparaître comme le partenaire d’une coalition opportuniste plutôt que l’inspirateur qu’il se voulait d’une nation.

Il reste que dans cette configuration surgie de la recomposition des forces miliciennes de la guerre, l’argent s’est invité comme moyen et comme un but. L’ordre milicien, on le sait, est prébendier. Il pille, taxe et rançonne pour prospérer. Tout s’est passé comme si, incapables de reconversion politique, les partis de la guerre avaient conservé leurs anciennes mœurs de rapine, d’enrichissement et de financement douteux, souvent mafieux, de leur activité publique. Leur politique fut la continuation de la guerre, mais par d’autres moyens. Partage d’influence, de commissions, d’appels d’offres et détournement des fonds publics furent la règle. Jamais dans l’histoire libanaise, où pourtant capitalisme et clientélisme ont cheminé en tandem, la corruption n’aura été aussi étendue et forte. Gagnant toutes les sphères de la vie politique et économique, gangrénant les administrations autant que les esprits, elle a été un moyen commode pour les dirigeants de prospérer au mépris des contribuables ainsi qu’une modalité de fidélisation de leur clientèle par des nominations dans la fonction publique. La financiarisation de l’ordre milicien a été ainsi complète. Les activistes étaient devenus des affairistes et les meneurs des entrepreneurs.

La seconde raison du sursaut collectif radical auquel on assiste tient au délitement du bien commun public et à son détournement. Plus qu’un mouvement social en vue de demandes sectorielles d’amélioration de la vie quotidienne, la révolution libanaise en cours est en réalité celle d’une revendication citoyenne des droits élémentaires de la vie en société. Certes, la liste des demandes populaires de réformes est impressionnante. Toutefois, les Libanais seront subrepticement passés de l’indignation devant la dégradation des services publics à la prise de conscience que les droits les plus élémentaires de leur vie quotidienne n’étaient pas assurés. Lente et immense maturation. Ce sont des années de guerre sans le minimum vital requis qui se sont prolongées dans les années inaugurées par la paix de Taëf. Aucun changement n’est intervenu depuis. Les privations de la guerre furent les mêmes que celles du temps politique. Que de patience et de privations endurées avant que, pour les mêmes causes, à l’œuvre depuis trente ans, les Libanais se soient enfin décidés à exiger que les services publics de première nécessité leur soient garantis. Ce qui n’était alors que protestation est devenu revendication, ce qui n’était que plaintes et demandes est devenu exigence de reconnaissance, ce qui n’était que frustration s’est transformé en cri de la dignité trahie. Ce qui n’était qu’eau, électricité, air et environnement, essence, routes, monnaie et pouvoir d’achat, s’est mué comme par un saut qualitatif en prise de conscience de la privation du droit à la vie digne, bonne et juste.

Du même coup, le « miracle » de cette révolution a été rendu possible. C’est parce qu’ils ont tous été confrontés à la terrible condition de sujets bafoués, réduits à n’apparaître que comme des êtres de besoin et de précarité, stratèges esseulés de leur survie matérielle, que les Libanais se sont découverts égaux devant le malheur. L’égale exposition au déclassement social, à la pauvreté grandissante et pour beaucoup déjà à la misère a soudain rendu obsolètes, voire ridicules et futiles, les distinctions communautaires. D’où cette subite « déconfessionnalisation » par le bas et le cri unanime de demande d’un État civil (« madani ») et de citoyenneté par-delà les appartenances religieuses. Ce sentiment nouveau, inédit par sa forme et par sa force, de l’appartenance citoyenne a été obtenu « par le bas ». Il ne procède pas d’une édiction solennelle des droits, d’une « nuit du 4 août » d’abolition des dénominations et des discriminations de confession. Il est l’égalité citoyenne de tous surgi de l’égal traitement d’indignité subi par tous. Il atteste de l’absence de considération due à la personne humaine et dit la colère devant le comportement scandaleux de dirigeants qui ont ruiné le pays par leurs vols et leur gabegie. D’où la volonté populaire de savoir comment est advenu le chaos et son désir de juger les responsables du détournement de l’argent public. Il faudra à l’avenir très vite transformer ces aspirations en une véritable valeur de responsabilité citoyenne. Sinon, il n’aura été qu’un « moment » citoyen.

Angoisse obsessionnelle

Reste la troisième dimension du soulèvement citoyen, sa dimension cachée : le contexte régional. Qu’une crise économique d’envergure fasse sa jonction avec une revendication des droits citoyens n’est pas une chose étonnante. Mais quid de la scène régionale ? En vérité, pour être comprise, la situation révolutionnaire doit être lue au prisme de l’évolution de la guerre en Syrie en tant qu’elle englobe la guerre civile syrienne et la guerre contre le groupe État islamique. Les positions prises par la milice du Hezbollah ont révélé l’importance de l’enjeu syrien pour l’Iran et pour son supplétif libanais. La sortie du Hezbollah du « consensus de Baabda », conclu lors du mandat du président Michel Sleiman, avec l’engagement de se tenir à distance des axes régionaux, fut couronnée de succès en Syrie. La violation de l’accord interlibanais s’est conclue par un pari gagné en Syrie. Le Hezbollah s’est retrouvé aux côtés des forces du régime de la Syrie, de l’Iran et de la Russie parmi les vainqueurs de la guerre syrienne. La conséquence réaliste de cette victoire est qu’elle a consacré, depuis la chute d’Alep, véritable tournant de la guerre syrienne, le statut stratégique du Liban comme protectorat militaire iranien. Ainsi, bien que les armes du Hezbollah n’aient jamais fait partie des slogans ou des mots d’ordre en vogue sur les places et lieux de la contestation, elles s’inscrivent tragiquement parmi les enjeux de la crise. Il est illusoire de penser, à cet égard, que le parti de Dieu a dit son dernier mot ou plutôt rendu son jugement dernier. Et que l’Iran fera fi d’années d’engagement, de mobilisation et d’investissements financiers et guerriers au Liban, comme en Irak d’ailleurs. L’Iran ne laissera ses acquis disparaître sans coup férir et sans réagir. C’est une des caractéristiques d’origine des guerres libanaises d’avoir mêlé inextricablement l’interne et l’externe, même si ce trait est communément partagé à présent avec les conflits en Syrie, en Irak et au Yémen. Comment conjuguer cet enjeu en forme de non-dit du mouvement social et national en marche avec les efforts de sortie de crise et de formation du prochain gouvernement ? Comment pour le Hezbollah admettre que la résistance ne soit pas la priorité des revendications en cours ? Difficile apprentissage de la banalité du quotidien face à la mobilisation exaltée qui est le propre des mises en scène héroïques de la gestuelle théâtrale du Hezbollah. Tragique conséquence du retour au principe de réalité, diront les plus cyniques, pour un parti qui depuis des années a fait main basse, entre autres faits d’armes, sur les ressources stratégiques du pays. Dramatique fin de partie possible pour l’Iran, qui voit des nations comme le Liban ou l’Irak se retourner contre le statut de front auquel Téhéran les avait réduites.

Cette angoisse obsessionnelle face à un avenir inquiétant a profondément déstabilisé le parti de Dieu et rendu par moments caduc et inaudible son discours sur les préoccupations des Libanais. Outre la désacralisation de son secrétaire général, la référence du Hezbollah à la résistance contre Israël, ciment de sa posture politique, ne répond plus à l’urgence du moment. Ce n’est pas que les Libanais aient renoncé à quoi que ce soit de leur hostilité envers Israël, mais que le moteur de la dynamique politique ne se situe plus exactement là où l’avait placé la triple alliance du Courant patriotique, d’Amal et du Hezbollah. D’où le sentiment de déprise de la triple alliance sur la situation politique. Mais aussi la peur du Hezbollah que vienne sur le devant de la scène la question de sa milice, ou encore que le gel ou plutôt que le blocage du Parlement et des gouvernements jusque-là sur cette question lui échappe. Inévitablement, l’avenir de l’équilibre régional s’est inscrit en creux dans le devenir de la tempête libanaise. Que le gouvernement ait fini par tomber du fait de la démission de son chef a conduit à cette effrayante perspective pour la triple alliance de ne plus rien contrôler. Parce qu’elle a vocation à s’emparer de toutes les questions et la possibilité de faire aboutir toutes les revendications, la révolution citoyenne peut bousculer l’ordre régional qui, au Moyen-Orient, peine à se stabiliser. En cela, la révolution libanaise, avec certes ses caractéristiques propres, relève bien des « printemps arabes. »

Gestion transitoire des dissensions libanaises

À présent, comment alors affronter l’avenir ? À quoi peut ressembler un scénario d’avenir de sortie de crise et d’ouverture ? Ou peut-être : après avoir affronté l’inconnu de la démission, faut-il s’apprêter à se confronter durablement à l’impasse ? Pour répondre à ces questions, partons de trois constatations qui ouvrent aussi à des interrogations.

La première est que la force des revendications populaires, leur rationalité, disons-le aussi, ainsi que la dynamique initiée du changement ont introduit une césure qui n’est pas près de s’estomper. Mêmes si elles devaient être réprimées par la force, on ne voit pas comment les revendications du soulèvement populaire pourraient disparaître de l’horizon de la politique libanaise. La contestation quasi radicale des mœurs politiques en usage et surtout la naissance d’une nouvelle génération politisée aspirant à un État de pleine citoyenneté sont la garantie que les transformations en cours sont irréversibles dans les esprits, et que les accommodements de jadis sont difficilement de mise à présent. Le réalisme de l’analyse consiste à reconnaître aussi que le rejet des membres de l’élite actuelle n’est pas général. Il y a, y compris au sein d’une certaine jeunesse, un attachement à des idéaux et des valeurs traditionnelles, religieuses ou militantes, qui persiste. Il y a aussi, pour des individus et des groupes, une peur qui cimente toutes les peurs : celle de l’inconnu. Savoir appréhender ces réalités et les gérer par le dialogue avant qu’elles se retournent en violences et en détestations est impératif. Face à une transition dont nul ne peut prévoir la durée, il faut savoir faire place au pluralisme et à la contradiction, tout en poursuivant les projets et les grands axes du changement enclenché. Résister n’est pas s’entêter. C’est savoir conduire les objectifs nationaux du renouveau national à leur terme dans le respect des personnes et de leurs choix.

Deuxième interrogation : durant cette période de transition, un gouvernement de la société civile par le biais de ses « experts » et ses « technocrates » est-il une solution ? Reconnaissons-le d’emblée : une société civile en contestation ne constitue pas par elle-même un gouvernement. Les technocrates ne sont pas, par vocation, des politiques et ne sauraient les remplacer. Enfin, une expertise ne fait pas une vision. C’est pourquoi le technocrate doit se faire politique. Qu’on nous comprenne bien, nous ne disons pas que les experts ne sont pas requis et indispensables pour informer, orienter et guider en ce temps de défiance vis-à-vis de dirigeants décriés et pour beaucoup corrompus. Un sas devrait donc logiquement s’installer entre le temps de la contestation et le temps de la reconstruction, sas qui est celui des mesures d’urgence et du triomphe visible de la dignité retrouvée des Libanais. La figure de l’expert est de ce fait une introduction à une transition rassurante et ordonnée en tant qu’elle représente surtout une réponse à des besoins sociaux, vitaux et immédiats. Mais un minimum de cohérence sous forme de programme transitoire de gouvernement est indispensable. Parer au plus urgent, c’est fixer des priorités. Ce sera l’œuvre attendue de spécialistes dans les domaines différents et multiples de la faillite d’État libanaise. Fixer des priorités n’est cependant pas seulement un acte technocratique : c’est d’abord un choix politique. Et puis, quid du reste ? C’est-à-dire de l’état d’un pays confronté à une série de défis les uns plus gigantesques que les autres, entre retour des réfugiés syriens, gestion des rapports avec les pays de l’axe récalcitrant syro-iranien et de l’axe d’endiguement américano-européen. Il devrait aussi y avoir une vision claire et consensuelle de la gestion transitoire des dissensions libanaises sur la base d’une feuille politique avec, sans doute, un gel conservatoire des questions qui divisent. Il faudra également gérer le dialogue et les rapports avec la nouvelle « opposition », celle des dirigeants dits du « passé ». Qui le fera si le technocrate ne se fait pas politique ? C’est-à-dire non pas seulement « indépendant » des partis et de la classe dirigeante, mais responsable du bien commun, de la cohésion nationale, de la protection du territoire, de l’usage de la force publique et de la souveraineté de l’État. Et si la transition vers des élections générales devait tarder, un comité de salut public, national, indépendant et technocratique sera-t-il à même de faire face aux turbulences internes inévitables et à celles de l’environnement extérieur déjà là ? Une feuille de retour politique et un accord de gouvernement sont la condition pour une réussite de la coalition des « technocrates », des « indépendants » et de tous les nouveaux venus porteurs de changement, étonnamment réfractaires à toute forme de leadership.

Enfin, comment ne pas mesurer, d’abord, que dans la tourmente sans nom qui guette, la solidarité et l’entraide seront des vertus cardinales. La république marchande n’a jamais été connue pour son sens des réalités sociales. Au-delà de la communion émotionnelle et du vécu de l’euphorie d’aujourd’hui, comment ne pas voir les souffrances et les déclassements de demain quand les mesures de restructuration se mettront en place et que la pauvreté sera la plus réelle de toutes les réalités? Dans nombre d’expériences semblables à celle du Liban, des émeutes de la faim, de la colère et de la protestation devant la dureté des mesures économiques ont accompagné des réformes pourtant voulues par tous. Dès lors, désormais, la vigilance s’impose à tous. Pour que l’ouverture sur l’autre, sur tous les autres, soit organisée et l’accompagnement sur le chemin des réformes, mais aussi les privations et les souffrances qu’elles entraîneront, soit assuré. Pour que demain, derrière les protestations, ne se profile pas la répression. Et que le rappel à l’ordre ne soit sonné par les tenants de la conservation à tout prix. Pour que vive la révolution. Et qu’après l’automne de la contestation ne pointe pas l’hiver de la restauration.

Professeur de relations internationales à l’Essec (Paris). Ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ.


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commentaires (10)

excellent article notamment dans sa description et sa dénonciation de l'ordre milicien dont le Hezbollah, Etat dans l'Etat est l'acteur le plus puissant

Tabet Ibrahim

10 h 00, le 29 janvier 2020

Tous les commentaires

Commentaires (10)

  • excellent article notamment dans sa description et sa dénonciation de l'ordre milicien dont le Hezbollah, Etat dans l'Etat est l'acteur le plus puissant

    Tabet Ibrahim

    10 h 00, le 29 janvier 2020

  • Excellent! PS. Je ne connaissais pas "prébendier". Merci...

    Gros Gnon

    17 h 18, le 17 novembre 2019

  • la ou le bat blesse est qu'il nous faudra esperer en un sursaut honorable, honnete, patriotique, nationaliste et pur de ceux qui ont defonce les assises de notre pays. EST CE CHIMERIQUE ? malheureusement oui, ca l'est.

    Gaby SIOUFI

    10 h 23, le 17 novembre 2019

  • Quelle belle analyse, mon ami Joe, issue d’un politologue expert dont les commentaires et les pronostics depuis la guerre civile à ce jour ont été d’un réalisme impressionnant... Vous posez la question qui angoisse tout le monde: « à présent, comment affronter l’avenir et à quoi peut ressembler un scénario de sortie de crise et d’ouverture  et faut-il s’apprêter à se confronter durablement à l’impasse »? Vous répondez aux trois interrogations vitales que vous envisagez en soulignant l’énormité de la tâche à venir en appelant à des vœux pieux la vigilance, l’ouverure sur les autres, l'organisation, les privations et les souffrances qu’elles entraîneront... Et c’est là, malheureusement ou le bat blesse: cette mentalité individualiste du Libanais, son manque de civisme, jalousant toujours son voisin et ses succès, voulant toujours imiter l’autre, réussir mieux que lui, pour lui en mettre plein la vue, sans idée d’entraide collective, mentalité de tribus seulement! Sauf que, serait-il possible qu’avec cette révolution spontanée par le bas, ces mentalités vont disparaître, en laissant la place au citoyen modèle? Si c’est le cas, il y a de l’espoir... Sinon, hélas, ce serait la répression et un hiver très long de la restauration!

    Saliba Nouhad

    21 h 41, le 16 novembre 2019

  • Excellente analyse qui se veut complète mais ne souligne néanmoins pas le problème des réfugiés palestiniens et leurs armes, qui sont à l’origine du conflit moderne et constituent aujourd’hui une autre raison d’être du Hezb. Comment zapper un thème si important dans un overview soot disant complet ?!

    Antoine Bdadouni

    12 h 21, le 16 novembre 2019

  • Très cher compatriote Joseph Maïla, La coexistence des lois divines aux cotés des lois humaines terrestres est impossible. Falège la taalège. Les 10425 km2 du Grand-Liban de 1920 du patriarche Hoyek et de Georges Clemenceau vous disent Merci.

    Un Libanais

    11 h 30, le 16 novembre 2019

  • A lire et méditer absolument par tous les responsables de tous bords (et pas responsables aussi!); analyse pertinente.

    Emile Antonios

    11 h 10, le 16 novembre 2019

  • Excellent article. Ceci dit, lorsqu’on parle de technocrates non politisés on parle des experts en politique (sans couleur) ou appartenance a un quelconque parti. Tous les politiciens ne sont pas nés expert en politique. La preuve c’est qu’ils ont hérité de leur poste. Ça n’est guerre mieux qu’un politicien vierge mais spécialisé dans le domaine. Quant au problème des réfugiés syriens. Il est absurde que ce petit pays de quatre millions de citoyens accueille presque la moitié de sa population sans conditions ni retour de la part des pays européens alors qu’en Turquie, Pays de quatre vingt millions de turques frappé sur la table obtient tout ce qu'elle veut et menace de les mettre dehors à tout bout de champs alors qu’elle n’accueille que 3 millions. Vu la crise économique du pays. La question de garder les réfugiés ne devrait même pas se poser. La Syrie est un pays vaste et la guerre n’est plus que dans certaines petite localité. Alors les Syriens peuvent très bien rentrer chez eux sans aucune négociation car là, il ne s’agit pas de mauvaise volonté de notre part mais d’un fait cuisant. Le pays est en faillite et n'arrive même pas à subvenir aux besoin en eau, électricité et essence à ses propres citoyens. Dernier point. Si on accepte des représentants de certains partis et pas d’autres. Ce sera le début du recommencement des problèmes. D'où le refus de tous. Reste le problème géopolitique. Il faut l’aborder une fois les problèmes économiques résolus.

    Sissi zayyat

    11 h 09, le 16 novembre 2019

  • Tellement vrai!

    TrucMuche

    11 h 00, le 16 novembre 2019

  • UN ARTICLE INTERESSANT AVEC BEAUCOUP DE VERITES.

    LA LIBRE EXPRESSION

    00 h 48, le 16 novembre 2019

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