Le Premier ministre libanais, Saad Hariri (d), remettant sa démission au président Michel Aoun, mardi 29 octobre 2019, au palais de Baabda. Photo Dalati et Nohra
Le Premier ministre libanais, Saad Hariri, a présenté mardi au président de la République, Michel Aoun, sa démission réclamée par des dizaines de milliers de Libanais depuis le 17 octobre 2019. Cette décision intervient quelques heures après une violente attaque de partisans du Hezbollah et d'Amal contre les manifestants anti-gouvernement dans le centre-ville de Beyrouth.
Quelques heures plus tard, lors d'une conversation à bâtons rompus avec des journalistes à la Maison du Centre, M. Hariri a fait part de son "soulagement d'avoir offert quelque chose aux Libanais", sans vouloir en dire davantage.
"La première victoire" de la révolte"
L'annonce télévisée de M. Hariri a été accueillie par les vivats de la foule qui l'écoutait en direct sur plusieurs lieux de rassemblement, avant que ne retentisse l'hymne national repris à pleins poumons par les manifestants. Des feux d'artifice ont été aussitôt tirés dans Beyrouth tandis que des voitures ont sillonné la ville tous klaxons hurlants en signe de victoire.
A Saïda, ville du Sud dont M. Hariri est originaire, les manifestants rassemblés sur la place Élia ont laissé éclater leur joie. Les personnes rassemblées, qui écoutaient en direct le discours, ont crié de joie et dansé la dabké, rapporte notre correspondant sur place Mountasser Abdallah. L'un deux, Mohammad, a affirmé à L'Orient-Le Jour que cette annonce était "la première victoire" de la révolte et que les contestataires "resteront dans la rue jusqu'à ce que toutes nos revendications soient entendues". Pour sa part, Hussein a appelé "tous ceux qui sont encore chez eux à descendre dans les rues", estimant que "la réalisation de tous les objectifs du mouvement est proche".
Des Libanais célébrant à Saïda la démission de Saad Hariri. AFP / Mahmoud ZAYYAT
Brandissant des ballons rouges, verts et blancs -les couleurs du drapeau libanais-, une foule en liesse a envahi le cœur de Tripoli, la grande ville du nord surnommée "la mariée de la révolution" pour l'enthousiasme de ses habitants dans la contestation. "Notre révolution n'est pas terminée!", a chanté la foule, tout en saluant son "exploit".
Dans les quartiers sunnites beyrouthins de la Cité sportive, Verdun, Corniche el-Mazraa, Zarif et la Quarantaine, mais aussi dans certaines localités sunnites de la Békaa-Ouest, des partisans de M. Hariri se sont toutefois massés dans les rues et ont bloqué les différents axes de circulation, pour exprimer leur colère après la décision du Premier ministre de rendre son tablier. Ils ont été appelés par le courant du Futur (formation de Saad Hariri) à éviter tout mouvement de protestation dans la rue et à coopérer avec l'armée et les forces de sécurité pour faciliter le mouvement des citoyens.
Cette démission intervient malgré l'opposition claire du Hezbollah à une telle décision. Vendredi, le secrétaire général du parti chiite, Hassan Nasrallah, avait refusé toute chute du cabinet et du mandat du président Aoun, ainsi que l'organisation d'élections législatives anticipées, comme l'exigent les protestataires. Il avait mis en garde contre le chaos, un effondrement économique du pays et même le début d'une nouvelle guerre civile en cas de vacance gouvernementale.
A Tripoli, des manifestants célébrant la démission de Saad Hariri. AFP / Ibrahim CHALHOUB
(Repère : Du début du soulèvement à la démission de Hariri : retour sur 13 jours de révolte inédite au Liban)
Les réactions politiques
Plusieurs responsables politiques et religieux ont réagi à la démission du Premier ministre, espérant pour la plupart qu'elle constitue un pas vers une sortie de crise.
Le leader druze Walid Joumblatt a appelé "au dialogue et au calme". "Depuis le début (des manifestations) j'appelle au dialogue", a écrit le chef du Parti socialiste progressiste sur Twitter. Il a souligné que lorsqu'il a refusé la démission de ses ministres du gouvernement de M. Hariri, il a rencontré "de l'agacement" dans les rangs de son parti. "En ce moment crucial, après l'annonce de la démission de Saad Hariri, alors qu'il a tout fait pour parvenir à un compromis, j'appelle à nouveau au dialogue et au calme", a-t-il ajouté.
Le chef des Forces libanaises, le leader chrétien Samir Geagea, a de son côté appelé à "la formation d'un nouveau gouvernement composé de technocrates complètement indépendants" des différentes formations politiques au pouvoir. "Saad Hariri a bien fait de présenter sa démission et celle du gouvernement, réclamée par le peuple", a souligné M. Geagea dans un communiqué. "Maintenant, le plus important est d'avancer vers la deuxième étape, qui est essentielle pour sortir de la crise : la formation d'un nouveau gouvernement d'experts, réputés pour leur intégrité et leurs réussites", a-t-il souligné. Il a demandé que ces experts soient "complètement indépendants des forces politiques".
Les quatre ministres FL, le vice-président du Conseil, Ghassan Hasbani, les ministres des Affaires sociales, Richard Kouyoumjian, du Travail, Camille Abousleimane, et la ministre d'Etat pour la Réforme administrative, May Chidiac, avaient annoncé leur démission du cabinet Hariri deux jours après le début du mouvement de contestation.
La ministre de l'Intérieur Raya el-Hassan (membre du Courant du Futur de M. Hariri), a pour sa part estimé que la démission était "nécessaire pour empêcher un glissement vers des affrontements civils, dont nous avons vu les dangers aujourd'hui dans le centre-ville de Beyrouth".
De leur côté, les anciens Premiers ministres Fouad Siniora, Tammam Salam et Nagib Mikati se sont réunis au domicile de M. Siniora. A l'issue de cette réunion, ils ont estimé dans un communiqué conjoint que la décision de Saad Hariri est "une réponse à l'appel de la plupart des Libanais, qui exprimaient leur foi en un Liban souverain, libre et indépendant". "Le temps est venu pour que tout le monde assume ses responsabilités afin de lancer une initiative de sauvetage nationale, qui puisse répondre aux revendications des gens, sauvegarder la paix civile et protéger le Liban de effondrement".
Interviewé par la chaîne locale LBCI, Nicolas Sehnaoui, député du groupe parlementaire du Liban Fort principalement constitué de députés du Courant patriotique libre (aouniste), a qualifié la démission de Saad Hariri de "surprise". "Nous avions ouvert les portes à la formation d'un nouveau gouvernement qui réponde aux attentes des Libanais, mais les négociations dans ce sens n'ont pas abouti", a-t-il souligné. "Nous ne sommes pas opposés à la démission du gouvernement, mais il aurait fallu se mettre d'accord sur les étapes suivantes, c'est à dire la formation d'un nouveau gouvernement", a ajouté Nicolas Sehnaoui.
Même son de cloche de la part du ministre de la Défense Élias Bou Saab, affilié au CPL. "M. Hariri n'a pas coordonné cette démission à l'avance avec nous, et cela a été une surprise parce que c'est un pas qui nous mène vers l’inconnu, a-t-il déclaré. "La décision de la présence ou non du ministre Gebran Bassil dans le gouvernement revient au Courant patriotique libre qui décide qui le représente au sein du cabinet", a-t-il par ailleurs précisé.
"Nous espérons que ce soit le début d'une solution (...) et qu'un nouveau gouvernement sera formé rapidement", a de son côté déclaré le patriarche maronite Béchara Raï. Il a aussi dénoncé "les attaques contre les manifestants à Beyrouth". "Nous ne pouvons qu'exprimer notre grand regret pour ce qui s'est passé à Beyrouth, cela n'a rien à voir avec la civilisation libanaise", a-t-il affirmé.
Le mufti de la République, le cheikh sunnite Abdellatif Deriane, s'est rendu à la Maison du Centre pour rencontrer M. Hariri et exprimer sa solidarité avec "sa position nationale". "La démission de M. Hariri met tous les dirigeants face à leurs responsabilités historiques et nationales pour la préservation du Liban, sa stabilité et sa sécurité", a-t-il estimé. "La démission de M. Hariri constitue un choc positif pour tous les responsables et les Libanais afin de parvenir à un accord sur des solutions capables de sortir le pays des crises qui font souffrir les citoyens", a encore dit le mufti.
Le mouvement de contestation, inédit au Liban, avait été déclenché par l'imposition d'une taxe sur les appels via messagerie instantanée. Cette taxe avait été immédiatement retirée, sans que cela n'apaise la colère et le ras-le-bol des Libanais. La liste de réformes économiques et financières annoncées le lundi 21 par le Premier ministre n'a pas non plus été suffisante pour mettre un terme aux manifestations. Le discours du chef de l'Etat adressé aux Libanais avait également échoué à calmer la rue.
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17 h 19, le 30 octobre 2019