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Culture - L’artiste de la semaine

Katya Traboulsi, entre douceur et douleur

À travers son exposition « Perpetual Identities » * – des obus revêtus d’une seconde peau imbibée par la culture de 46 pays –, l’artiste continue d’interroger la notion de l’autre, cette fois en tombant les frontières qui tentent en vain de diviser les identités.

Photo Vivian Van Blerk

Tant qu’elle se fait silence, on la devine femme ensoleillée sur laquelle auraient déteint les rayons d’un astre blond qu’elle semble traquer dans chacune des villes où elle choisit de s’amarrer. On la sent, aussi, drôle et incongrue, échappée du castelet des personnages « presque grossiers » qu’elle construit puis épingle sur ses tableaux pour qu’ils cessent de lui papillonner dans la tête. On pressent, enfin, une énergie et des sourires débordants, comme celui qu’elle s’est épinglé sur l’iconique photo de Roger Moukarzel où on la voit au bras de son père, émergeant d’entre les sacs de sable pour aller se marier. Et voilà que Katya Traboulsi se place au strict inverse de la personnalité talochée de couleurs qu’elle suggère peut-être malgré elle : « La souffrance m’est nécessaire pour créer. »

Faussement naïve
Hors toile, l’artiste se révèle être une ombreuse à l’opacité enrubannée dans un long cardigan dont elle ne se défait qu’à regret, malgré cet été avant l’été. Déjà, à l’enfance, elle se souvient ne pas être « douée pour les études, sans doute par besoin incessant de liberté. Ça explique pourquoi j’ai même du mal à suivre une démarche méthodique ou académique dans mon art aujourd’hui ». À l’étroit sur ses bancs de classe, elle noircit tout ce qui lui tombe sous la main et se laisse naviguer entre les médiums qu’elle explore et qui sous-tendront ses premières expositions, dès 1986. Elle dit : « Je me considère comme une peintre expressionniste, vu que je n’ai aucune technique de peintre. Je n’y prétends pas, donc. Mes toiles sont le terrain d’expression de mes émotions. » Alors, elle préfère échafauder son propre arbre généalogique artistique sur les branches duquel gambade sa fourmilière haute en couleur : des personnages fantasques et fantastiques, qui attendrissent autant qu’ils inquiètent et dont la dégaine faussement naïve suscite toujours un sourire en coin.
Mais par-delà cette esthétique personnelle, chacune des toiles de l’artiste tend le bras à un « autre » qu’on dirait habiter son œuvre. « L’autre me fascine, mais je ne l’imagine pas comme un étranger dont on est séparé par quelque ligne de démarcation. Au contraire, l’autre, c’est un peu la partie de nous qu’on a du mal à cerner », confirme celle qui a monté en 2011 le projet Of Others/Des autres.

Ces guerres inutiles
Et la voilà qui inaugure à Beyrouth son exposition-palimpseste, Perpetual Identities, qui « s’est déclenchée à partir d’une résonance entre la guerre en Syrie et celle que j’ai vécue au Liban ». En s’octroyant le droit de jongler entre différents moyens d’expression, l’artiste abandonne épisodiquement ses toiles en 2D pour plancher sur des obus de la guerre libanaise dans l’optique de « transformer cet objet de destruction en emblème de vie, histoire de souligner la pérennité d’une identité qu’il est impossible de gommer en dépit des guerres et de la destruction qui en découle ». Ces terribles emblèmes, dont elle se souvient en avoir reçu un en cadeau d’anniversaire pour ses quinze ans, Katya Traboulsi en reconstitue 46 auxquels elle octroie une seconde peau, « un revêtement de l’art et de l’artisanat provenant de 46 pays », précise-t-elle. En les habillant d’une sorte de costume propre à l’un de ces pays célébrés à la galerie Saleh Barakat – une reconstitution ludique du mur de Berlin pour l’Allemagne, du nacre des Philippines, des gravures du chah Nâmeh perse, de l’art Imari étreignant l’obus japonais, des clefs d’un retour espéré pour la Palestine – et en leur faisant parler une langue qui leur était jusqu’alors étrangère, portugais, français, chinois ou russe, l’artiste dynamite les frontières. « Il y a une volonté de rendre ce symbole de guerre inutile en le surmontant de cultures qui se perpétuent en traversant le temps et les époques », rajoute celle qui a dû faire appel à une pléiade de métiers artisanaux, partagés entre le Liban et une dizaine de voyages, de la gravure à la métallurgie, en passant par le travail du nacre et le traitement du cuivre, afin de réaliser ces 46 projets qui s’emboîtent dans un. Et les deux obus libanais ? « L’un d’entre eux est fait de gravures phéniciennes sur du bois de cèdre, l’autre est recouvert des logos des principaux partis politiques. » Et de conclure, rieuse : « Ce sont les derniers auxquels je me suis attaquée, je n’osais pas m’en approcher. En dépit de cette exposition qui m’a apporté beaucoup de réponses, je ne sais toujours pas comment définir notre identité de Libanais. ». CQFD.

*Perpetual Identities de Katya
Traboulsi, à la galerie Saleh Barakat, rue Justinien, Clemenceau jusqu’au
28 avril 2018, s’accompagne d’un livre éponyme aux éditions Tamyras

16 août 1960
Naissance à Beyrouth


1986
 Première exposition à Beyrouth


1989
 Première exposition à Dubaï


2011
Of Others/Des autres


2013
Generation War


2014
Exposition au Art Space,
 Londres


2016
Retour à Beyrouth


2018
Perpetual Identities/Identités perpétuelles, à la galerie Saleh Barakat



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