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Culture - Entretien

Mahmoud Zibawi : Comment exposer des œuvres dans un pays qui s’écroule ?

Il s’est longuement posé cette question avant de s'enhardir à présenter ses peintures en ce printemps mitigé à la galerie Cheriff Tabet. Parce qu’en fin de compte, pour ce peintre et écrivain, un peu mystique et très érudit, « l’art doit obstinément inventer une espérance, en dépit de tout et contre tout ». Conversation à cœur ouvert.

Mahmoud Zibawi : Comment exposer des œuvres dans un pays qui s’écroule ?

Mahmoud Zibawi, un érudit devant sa bibliothèque. DR

Après une longue absence des galeries, voilà que vous renouez avec les expositions en présentant chez Cheriff Tabet un ensemble d’œuvres sur papier réalisées entre 2018 et 2019. Qu’est-ce qui vous a décidé à sortir de votre silence pictural et à reprendre le chemin des cimaises ?

 L’exposition était prévue pour décembre 2019. Elle a été ajournée à maintes reprises. Les raisons sont bien connues : l’épidémie de Covid-19, le désastre économique et surtout la situation rocambolesque dans laquelle nous nous trouvons encore aujourd’hui. Parallèlement, une autre exposition, d’un genre tout autre, était prévue pareillement pour Noël 2019. Il s’agit d’une collection particulière d’icônes issue de la Palestine dont j’ai préparé le catalogue dans son intégralité pour Dar al-Nimer. L’affiche avait déjà été imprimée et le catalogue était prêt pour la sortie. Hélas, en ces temps difficiles, on attend des jours meilleurs pour l’inaugurer. Pour revenir à mon exposition personnelle, je l’avoue, j’étais fort hésitant. Sincèrement, cette floraison d’expositions qui explose actuellement au Liban m’intrigue. Et je continue à me demander comment peut-on donner à voir des œuvres destinées à la vente dans un pays qui s’écroule fatidiquement de jour en jour ? Après quatre ans d’attente, j’ai finalement franchi le pas. Au départ, le cœur n'y était pas, mais une fois les œuvres accrochées, je retrouvais un souffle de vie. J’attends aujourd’hui impatiemment l’autre exposition dont je suis en quelque sorte le commissaire.

Des visages nimbés d'une humanité immémoriale chez Mahmoud Zibawi. DR

Réunies sous le titre « Dans les balances du silence »*, une quarantaine d’acryliques sur papier ou sur papyrus déclinent parallèlement votre sujet favori, à savoir un visage humain immémorial imprégné de mystère et de spiritualité, d’irradiantes natures mortes aux fruits et des compositions fleuries… En ces temps de cynisme et de transgression, vous semblez aller à contre-courant de l’art contemporain dominant. Ne craignez-vous pas d’être catalogué comme un artiste passéiste ?

Le titre initialement prévu était tout simplement « Peintures récentes. Œuvres sur papier 2018-2019 ». Quatre ans plus tard, les œuvres n’étant plus si récentes, il fallait en trouver un autre, rien que pour la forme. J’ai emprunté les mots de Paul Eluard : « Un visage dans les balances du silence. Un caillou parmi d'autres cailloux. Pour les frondes des dernières lueurs du jour. » Comme vous le dites, « en ces temps de cynisme et de transgression », j’ouvre une brèche et, dans la marge, je me plonge dans l’espace de ce visage humain immémorial, célébrant la « vie silencieuse » des choses et des plantes. Certes, je suis à contre-courant de l’art contemporain dominant, et plus le temps passe, plus je me sens indifférent à ces tendances postcontemporaines. Je pense à Michel Leiris qui, préoccupé par la question de la modernité dans les années soixante-dix, rédigea un texte intitulé Le Ruban au cou d'Olympia, en référence à la célèbre toile de Manet. Dans ce texte, fort célèbre, Leiris célèbre La Modernité, et condamne cette modernité qui « a cessé d’être moderne », et l’appelle « pour un peu merdonité ». Je suis moderne, et mon credo, c’est la modernité définie par Baudelaire : « La modernité c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » Il me semble que ces tendances que l’on dit contemporaines ignorent cette « autre moitié ». On dit souvent que Cézanne est le père de l’art moderne. Je crois qu’il faudrait revenir à la leçon de Cézanne qui voulait « faire de l'impressionnisme quelque chose de solide et durable comme l'art des musées.

D’autant que vous avez même fait le choix (parfaitement en adéquation avec le sujet, par ailleurs) dans cette série de revenir au papyrus comme support de votre peinture…

 J’ai toujours peint sur ce que l’on appelle « papier fait à la main ». J’ai tenté le papyrus, car j’aime comment ses fibres épousent la matière colorée, et ça ne va pas au-delà.


Des fruits sur papyrus, eux aussi imprégnés d'intemporalité. DR

Vous êtes peintre, écrivain et historien d’art. Diplômé de l'Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge de Paris, titulaire d'une thèse de doctorat sur la peinture paléochrétienne d'Egypte (Paris-Sorbonne), spécialiste reconnu dans l’art iconographique notamment, vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux images sacrées de l’Orient chrétien. Comment est né cet intérêt chez vous ?

J’exerce parallèlement, et indépendamment, deux métiers. Je ne suis pas un peintre qui écrit des poèmes ou de la prose, mais un peintre qui s’adonne aussi à la recherche, exploitant scientifiquement les sentiers de l’histoire de l’art. Mon intérêt pour l’art iconographique date depuis toujours. Et en empruntant une autre expression de Baudelaire, je dirais que : « Glorifier le culte des images, ma grande, mon unique, ma primitive passion. » Bien avant la sortie de mon premier livre en 1993, L’icône sens et histoire, c’est dans L’Orient-Le Jour, au temps de Marie-Thérèse Arbid, que j’ai publié une série d’articles sur ce sujet.

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Contrairement à la règle, j’ai écrit trois livres édités en plusieurs langues, et j’ai repris les études suite à cela, pour acquérir un esprit plus académique. Je ne me présente guère comme peintre quand je parle de mes ouvrages écrits ou de mes articles. Et, de même, je ne me présente guère comme historien d’art quand je parle de mes propres œuvres picturales. Je lutte obstinément pour maintenir cette séparation entre deux activités distinctes. Et je l’avoue, ce n’est pas toujours facile.

Vous nous aviez confié un jour dans une interview que « l’art doit inventer une espérance ». Pensez-vous que dans un monde et une région en proie à une violence sans limites, voir à un retour de la barbarie, l’art peut toujours offrir ce réconfort ?

Je ne m’en souviens pas, mais ça me plait. Oui, absolument, l’art doit obstinément inventer une espérance, en dépit de tout et contre tout. Je citerai Verlaine : « Va, dors ! L'espoir luit comme un caillou dans un creux. Ah ! quand refleuriront les roses de septembre ! 

*« Dans les balances du silence » de Mahmoud Zibawi, jusqu’au 5 mai à la galerie Cheriff Tabet, rue Abdel Wahab el-Inglizi.

Après une longue absence des galeries, voilà que vous renouez avec les expositions en présentant chez Cheriff Tabet un ensemble d’œuvres sur papier réalisées entre 2018 et 2019. Qu’est-ce qui vous a décidé à sortir de votre silence pictural et à reprendre le chemin des cimaises ? L’exposition était prévue pour décembre 2019. Elle a été ajournée à maintes...

commentaires (2)

« l’art doit inventer une espérance ». L’œuvre de l’artiste son regard et sa peinture sont remarquables Tout comme cet article lumineux écrit avec une plume toujours très agréable à lire Bravo aux deux artistes :)

Noha Baz

17 h 02, le 25 avril 2024

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Commentaires (2)

  • « l’art doit inventer une espérance ». L’œuvre de l’artiste son regard et sa peinture sont remarquables Tout comme cet article lumineux écrit avec une plume toujours très agréable à lire Bravo aux deux artistes :)

    Noha Baz

    17 h 02, le 25 avril 2024

  • Un de ces rares artistes contemporains qui ont quelque chose de concret à proposer.

    Le borgne

    06 h 29, le 25 avril 2024

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