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Culture - L’artiste de la semaine

Nada Debs, une route en soi(e)

À l’issue de vingt ans de carrière qui l’ont intronisée fer de lance du design local, la créatrice fait feu de tous ses talents pour continuer à se réinventer, tout en cultivant son langage « East meets East » où s’embrasent le Japon de son enfance et le Moyen-Orient de ses pérégrinations.

Photo Marco Pinarelli

En allant à sa rencontre, il faut tout oublier : le propos parfaitement rodé, la réputation bétonnée et le CV acclamé. Il faut faire fi du sourire qu’elle (se) tend comme un beau masque de prudence, de la disponibilité tenue en laisse par une timidité pas feinte, de la pupille embrumée de questionnements et de la distinction naturelle que s’applique à refroidir une mélancolie japonisante. Il faut balayer tout cela d’un revers de la manche, ces choses qui entravent, pour se concentrer sur la voix. En fait, il faut l’observer se battre contre cette voix éraillée qui lui tient tête à mesure qu’elle s’assourdit, cette voix qu’elle dit avoir perdue au lendemain de l’ouverture de son showroom et studio, désormais concentrés dans une même bâtisse rose de la rue Gouraud. Il faut, quand on commençait à bêtement l’envisager en Petit Chaperon rouge craignant de lever le ton face aux loups les plus redoutables, tendre l’oreille dès lors que les cordes vocales se craquellent pour en exhumer un feu sous la banquise. Nada Debs a tout d’un coup retrouvé sa voix. « Aujourd’hui, j’ai la sensation d’avoir retrouvé ma voie, surtout. »

Son propre langage
D’emblée, la créatrice ouvre les tiroirs de son passé et de sa pensée, à l’heure où tant d’autres s’attellent à les enfermer à double tour, avec toujours l’envie de discuter, de convaincre, mais aussi d’écouter, d’apprendre. Cet intérêt pas affecté pour quiconque lui fait face, ce goût de l’échange, « ce besoin de connecter », répète-t-elle, lui vient de l’enfance quand « j’avais l’habitude d’aller vers les nouveaux-venus à l’école qui se sentaient reclus, en marge ». De cette période passée au Japon où son père tenait l’entreprise familiale dans le textile, Nada Debs retient cette « difficulté d’appartenir, ma recherche d’une place parmi les autres ». Semblable à ses ancêtres qui ont balisé la route de la soie, la jeune fille se met, en l’ignorant, à tisser son propre langage visuel en rapiéçant des influences glanées sur son chemin. Les bagages imbibés de l’esthétique nippone – « la subtilité, la concentration sur l’essence, le côté less is more. Il n’y a aucune tricherie permise », dit-elle – elle les irrigue de son expérience aux États-Unis où l’école Starck, dont on loue le design fonctionnel et avant-gardiste, est alors portée aux nues. « Après mes études en architecture d’intérieur à la Rhode Island School of Design, j’allais souvent me balader à la foire ICFF de New-York en me disant que ce serait mon rêve d’y être. Je me suis mise alors à créer ce que je ne trouvais pas », raconte celle dont la véritable révélation surviendra plus tard, lors de sa visite au palais de Topkapi à Istanbul. Elle en dit : « En entrant dans la salle dédiée aux cadeaux offerts aux sultans, j’ai ressenti un choc intérieur. C’était un moment Eureka, alors que je me rendais compte de l’importance des métiers artisanaux qui faisaient l’objet des cadeaux les plus précieux. »

Son propre puzzle
Forte de ses appétences à pulvériser les frontières qui semblent la garder à l’étroit, quoique de retour à Beyrouth après un passage par Londres, la curiosité de Nada Debs la titille sans cesse, la conduisant à Damas où, « second moment Eureka, derrière une porte presque dérobée, je découvrais une sorte de caverne d’Ali Baba qui recelait des ateliers artisanaux ». Au moment où elle s’établit dans le quartier des arts à Saïfi, celle qui avait déjà cambriolé les regards grâce à son floating stool, où une base en plexi détonnait de l’assise tapissée de tissus chamarrés, se met à appliquer toutes ces techniques artisanales rapportées de Syrie sur ses meubles à l’expression minimaliste. D’abord, elle réconcilie nacre et bois sur des tables et consoles, s’inspire de motifs islamiques qu’elle fait graver sur ses meubles aux lignes épurées, expérimente avec les matériaux qu’elle introduit au fur et à mesure – comme avec sa Pebble Table qu’elle veut complètement dépouillée – et va même jusqu’à créer ses propres motifs. Ainsi, en creusant des passerelles secrètes entre géométrie et tradition, « sans m’en rendre compte », jure-t-elle, la designer ficelle son propre patchwork visuel qui l’intronise en nouvelle icône du design local avec ses pièces phares, sous les pas de laquelle on étale un tapis mosaïque où se rejoignent toutes les rives de ses voyages intérieurs. Sur sa Téta Table, elle incruste les désuets crochets emblématiques des maisons patriciennes dans de la résine. Avec son Distort Sofa, présenté à Tokyo dans le cadre de l’exposition « From Beirut to Tokyo » en collaboration avec le magazine Monocle, elle flirte avec le minimalisme des formes tout en gardant l’Orient en vue.
 
Se réinventer sans cesse
Si le vocabulaire de Nada Debs, inimitable malgré tant d’essais vacillants, est semblable à un labyrinthe au tracé imprévisible, où chaque pièce ouvre une autre voie et propose de nouvelles perspectives, tel son Concrete Carpet (présenté au musée Haus der Kunst de Munich avant son acquisition par le musée moderne de Qatar) où elle applique audacieusement ses motifs à la géométrie arabisante sur du béton, la dame est loin d’être dotée d’une personnalité en puzzle écartelée. La femme ne préexiste pas à la créatrice, elles coexistent, l’œuvre de l’une se révélant être une projection directe de l’âme de l’autre, une peinture à vif « des choses qui m’animent ». Quand l’artiste se perd, Nada Debs se propulse dans les eaux hivernales du Sporting Club pour y trouver réponse, mais toujours en remontant le courant à contresens. Elle en dit : « Mon corps m’a lâchée, comme pour me signaler qu’il fallait que je passe à l’action. En fait, j’avais besoin de me reconnecter avec le monde, que les gens se rapprochent. » Et de poursuivre : « D’où Up Close and Personal, ce tournant avec lequel j’ai décidé de rassembler le studio où les choses naissent et mon espace d’exposition où je les présente, dans un immeuble de la rue Gouraud qui sied bien à mon identité. Les gens peuvent monter et se sentir plus près de ce que je crée, plus près de moi aussi. » À l’occasion, la palette d’expression de l’artiste s’est encore réinventée, à travers, entre autres, la gamme Funqetry où la marquetterie devient un terrain de jeu, mais « la création de la teinte Nada Debs pour la compagnie de peinture Jotun » ou encore une série de tapis en collaboration avec FBMI, une entreprise sociale dont le but est de promouvoir des femmes tisseuses en Afghanistan. Pour cette série de six modèles où elle semble mettre en scène un amour impossible entre un tapis contemporain et des tapisseries traditionnelles, inspirée par la citation de Rumi qui dit : « Apparently two but in one soul », la créatrice continue de marier les contraires, allier les extrêmes, incarner le Yin et le Yang, fabriquer l’impossible. En somme, cultiver ce petit rien qui fait tout Nada Debs.


26 février 1962
Naissance à Beyrouth

2003
Ouverture de la boutique Nada Debs au Saifi Village et présentation de l’iconique Floating Stool

2005
Présentation de la Pebble Table au Salon du meuble à Paris

2010
Présentation du Distort Sofa à Tokyo dans le cadre de l’exposition « From Beirut to Tokyo » en collaboration avec le magazine « Monocle »

2011
Exposition du Concrete Carpet au musée Haus der Kunst de Munich avant son acquisition par le musée moderne du Qatar

2013
Nomination du Concrete Carpet pour le Jameel Prize au musée V&A de Londres

2017
Commande pour l’aménagement de l’intérieur de la Ligue arabe au Caire

2018
Nouveaux QG à la rue Gouraud à Beyrouth.


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En allant à sa rencontre, il faut tout oublier : le propos parfaitement rodé, la réputation bétonnée et le CV acclamé. Il faut faire fi du sourire qu’elle (se) tend comme un beau masque de prudence, de la disponibilité tenue en laisse par une timidité pas feinte, de la pupille embrumée de questionnements et de la distinction naturelle que s’applique à refroidir une mélancolie...

commentaires (2)

POURQUOI PAS EN VELOURS ?

LA LIBRE EXPRESSION

20 h 06, le 07 mars 2018

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Commentaires (2)

  • POURQUOI PAS EN VELOURS ?

    LA LIBRE EXPRESSION

    20 h 06, le 07 mars 2018

  • À chaque article sur un succès d'une personne libanaise de grande valeur je ne peux m'empêcher d'avoir au moins aux yeux! Merci à Nada Debs pour nous rappeler, ce que nous oublions facilement ces jours ci, nos vrais valeurs. Merci aussi et surtout à Gilles Khoury pour cette rubrique revigorante!

    Wlek Sanferlou

    15 h 50, le 07 mars 2018

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