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Culture - L’artiste de la semaine

Joe Kesrouani, exilé dans sa tête

Bas les masques avec les paysages critiques de Joe Kesrouani, une série de photos accrochées à l’Institut français.

Joe Kesrouani ©AnneFrancoisePelissier

Il n’aime pas beaucoup parler, mais ses photos le font pour lui. Lui veut rester, comme dans un de ses premiers accrochages, « Unexposed ». Pudeur des sentiments, pudeur des émotions, pudeur de tout ce qui a trait à sa vie intérieure : Joe Kesrouani ne s’expose pas. Ce sont ses œuvres picturales et actuellement photographiques qui s’affichent, souvent en grand, parce qu’il aime les grands tirages. À l’Institut français où sont accrochés, jusqu’à la fin du mois de mars, plus de huit clichés réalisés au cours de ces cinq dernières années, intitulés Paysages critiques c’est toute la démarche artistique et sensorielle de cet artiste qui se dévoile et se déploie. Et si son esprit semble voguer en eaux troubles, vu l’état actuel de son pays, son œil ne se trouble : il est clair, vif, incisif.

Multipliant les allers-retours entre Paris et Beyrouth, Kesrouani n’en demeure pas moins profondément attaché à ce Liban qui l’a vu naître et grandir. Telle une éponge qui absorbe ce qui l’entoure, essoré, il en ressort avec des images qui prennent pratiquement vie, des photos qui racontent le Liban et sa dérision, qui fustigent le laxisme et l’indifférence. Ce ne sont pas des photos documentaires : elles sont charnelles.


(Lire aussi : « Beyrouth n’est plus Beyrouth, c’est n’importe quelle grande ville en bord de mer »)


Restituer et initier
« Je suis quelqu’un qui n’a plus de trace, dit-il avec de la brume dans sa voix. Toutes les maisons que j’ai habitées enfant ont été détruites. » Alors, qu’en reste-t-il ? « Des photos ? Même les photos, si elles ne témoignent pas d’un lieu existant ou vivant, finissent par périr, et leur essence par foutre le camp. Je suis avant tout un visuel. Je photographie tout ce qui déclenche en moi une émotion, une excitation, une sensation de beau ou de laid. Je suis avant tout très attaché à l’image. » C’est probablement pour cela que les photos de Joe Kesrouani sont une reconstitution de ce temps qui passe, de cette géographie physique, climatique ou corporelle, l’artiste ne faisant pas de distinction entre les corps et les paysages. Tous deux sont deux reliefs formés de saillies, de pentes, de courbes ondulées ou escarpées.

Méticuleux et perfectionniste, le photographe n’a jamais fait quelque chose à l’à-peu-près. Il plonge à chaque fois, conscient de tous les risques. Cet autodidacte de la peinture et de la photographie (depuis l’âge de 14 ans) s’installe à Paris en 1990 pour étudier l’architecture à l’École de Paris-La Villette, tout en poursuivant ses activités en arts visuels. Après son diplôme, il revient au Liban en 1998, et se consacre entièrement à la photo. Il dit regretter le temps où, assis sur le moleskine d’une voiture, il voyait défiler les paysages pour s’en souvenir par la suite et les reproduire.

Les hommes (et par là il embrasse aussi les femmes), les architectures, les lignes que la pierre dessine ou les courbes que le corps déploie dans ses mouvements : tout est matière à photo, tout est matière à raconter une histoire. Lui qui semble inébranlable, inaltérable et calme souffre d’un bouillonnement d’émotions et d’un foisonnement d’idées qui blanchissent ses nuits. Joe Kesrouani est un exilé dans sa tête. Cet esprit qu’il qualifiera un jour de « plus rapide que le corps » est un indicateur de sensations.

C’est lui qui lui donne l’appétit du travail toujours bien fait, bien peaufiné. C’est lui, aussi, qui le guide, qui le drague là où le devoir le mène. Devoir de restituer l’authenticité ; devoir d’initier toujours une émotion encore vierge non découverte ; devoir aussi de faire sortir de l’ombre tout ce qui est enfoui jusqu’aux tréfonds de la pupille. Le devoir épouse alors le travail accompli. Et ce travail ne s’accomplit vraiment que lorsque l’artiste devient lui-même regard pour tous les autres spectateurs. Et qu’il témoigne de ce temps qui passe – par des montres non molles mais bien alignées. Lorsqu’il devient sensoriel et tactile en récupérant les montagnes libanaises et en redessinant les lignes qui ont été érodées par le temps. Lorsqu’il devient ouïe et qu’on croirait entendre ces tempêtes et ces orages souffler dans un pays instable. Enfin, la sensation du travail accompli lorsqu’il devient odorat. Ainsi, si cette image de montagne de détritus a souvent envahi les médias, Joe Kesrouani la fixe, lui, avec son appareil et en la photographiant, toujours en chambre, telle une toile de Jackson Pollock. Putréfiée, malodorante, elle représente la faillite d’un gouvernement. Elle est à la fois laide, mais belle, laissant également un goût amer dans la bouche. Et dans les narines.
Parce que Joe Kesrouani, l’architecte des lignes, le musicien des pulsions et le peintre des mélancolies, en aura fait une photo vivante qui traversera certainement le temps.



1968
Naissance à Beyrouth


1990
 Architecture à l’École
de Paris-La Villette.


1996
Il expose à la Maison universitaire internationale à Paris « Trip Inside Lebanese Lands »


1998
Retour au Liban pour se dédier entièrement à la photographie


2006
Il expose au musée Sursock
« Pinceaux pour plumes »


2009
 Il expose et signe son livre
« Monochromes » à Papercup


2011
Il participe au Salon d’automne au Liban et expose ses « Altitudes » à Beyrouth et à Tokyo

2016
Participe à Paris Photo pour la galerie Odile Ouizeman au Grand Palais à Paris

Il n’aime pas beaucoup parler, mais ses photos le font pour lui. Lui veut rester, comme dans un de ses premiers accrochages, « Unexposed ». Pudeur des sentiments, pudeur des émotions, pudeur de tout ce qui a trait à sa vie intérieure : Joe Kesrouani ne s’expose pas. Ce sont ses œuvres picturales et actuellement photographiques qui s’affichent, souvent en grand, parce...

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