Je veux bien vous raconter notre vie, mais ce n'est que 1 % de la réalité...
Ce matin (hier), je suis allé chercher du pain. J'ai fait la queue pendant trois heures pour avoir une rabta de pain, soit 600 grammes pour une famille de 6 personnes, au prix de 500 livres libanaises. Tous les deux jours, je n'ai droit qu'à ça. On ne fait pas l'aumône, mais je ne peux acheter le pain qu'à travers les centres du conseil local de la ville, car il coûte six fois plus cher ailleurs. J'ai quatre enfants, trois garçons et une fille. Ma femme allaitait mon petit dernier qui n'a qu'un an, mais elle a eu beaucoup de difficultés, car il n'arrivait pas à manger à sa faim. Évidemment il n'y a pas de lait en poudre, encore moins de lait frais. Ceux qui ont des réserves de lait pour nourrissons règnent en maîtres en demandant des prix hallucinants. Même les gens qui ont de l'argent n'ont pas les moyens de s'en payer.
Je tente chaque jour de ramener à mon épouse une botte de persil, qui coûte 2 dollars, pour qu'elle ait du fer. Ça fait un mois que je n'ai pas ramené de viande à la maison. Les supermarchés sont vides. Il ne reste plus que du savon, du liquide de vaisselle ou de la lessive. J'habite en périphérie de la ville à l'est et je fais parfois jusqu'à 6 km à pied aller-retour pour essayer de trouver à manger. À part le pain vendu à un prix symbolique, cela fait deux mois que le conseil local de la ville ne nous a pas aidés. Les mosquées non plus ne distribuent plus rien. Heureusement, il y a des gens généreux qui donnent aux plus nécessiteux. Quand je peux, moi-même qui n'ai pas grand-chose j'essaie de donner un peu de blé concassé ou du riz à mes voisins.
Ça fait 20 jours qu'on tamise le riz pour le cuisiner en galettes afin de nourrir les enfants. Quand on cuisine à la maison, on partage parfois notre repas avec les voisins. La bonbonne de gaz qui coûtait 5 dollars en vaut aujourd'hui 200, et je ne peux évidemment pas me permettre d'en acheter. Je fais chauffer le thé sur le feu, à l'ancienne. Notre situation est tragique. Comme celle de tous les autres Alépins assiégés. Nous buvons l'eau des puits, mais elle est insalubre. Je ne fume plus bien entendu car le paquet de cigarettes coûte 20 dollars. Et ça, c'est le prix pour les cigarettes « infumables », les bonnes valent au moins le double.
Mes enfants me demandent de leur ramener des biscuits ou des pommes. Il n'y en a pas, et ça me fend le cœur de leur dire non. Mon petit me dit : « Papa je veux des bananes. » Je lui réponds que la route est fermée. Le lendemain, il m'achève quand il me dit: « Papa, est-ce que la route de la banane a rouvert ? » Ça me fait pleurer à chaudes larmes.
Aujourd'hui, il y a eu beaucoup de bombardements. Je peux mourir d'un instant à l'autre en allant chercher à manger pour mes enfants. Quand mon bébé entend le bruit des avions, il se met à hurler et à pleurer. Ma fille de 5 ans se cache dans la maison dès qu'elle entend des obus éclater. Ils comprennent tout ce qui se passe. Je ne peux rien faire pour leur rendre le quotidien joyeux. Je ne peux plus les emmener au parc, qui se trouve à 200 mètres de la maison, pour jouer à la balançoire, c'est trop risqué. Ils restent cloîtrés entre quatre murs.
Mon aîné a 8 ans et devrait être à l'école. Mais je n'ose pas le faire sortir dans la rue. J'ai également un fils autiste, qui a besoin d'un traitement médicamenteux. Avant, je parvenais à me procurer des médicaments de l'autre partie de la ville, côté régime, ou même de Beyrouth, par le biais d'un ami. Ça fait huit mois qu'on ne le soigne plus. Autour de nous, c'est pire. J'ai un voisin blessé par un obus qui n'a pu être soigné. Un autre qui a 22 ans et qui se meurt d'un cancer. La situation des malades et des blessés est indescriptible. Un simple médicament contre le diabète est introuvable.
Avant le second siège de la ville, en septembre dernier, je travaillais dans un magasin de vêtements, pour 60 dollars par mois. J'ai travaillé dix ans au Liban dans le même domaine. Mais quand la guerre a éclaté, je n'ai plus pu me rendre à Beyrouth car sinon on m'aurait forcé à entrer dans l'armée syrienne.
Au moment où je vous parle, je dois me cacher car les avions rôdent. Ils ne vont pas tarder à lâcher leurs bombes. Un obus vient de tomber à deux pas de chez nous sur un immeuble inhabité. Grâce à Dieu...
"Je vous parle d'Alep", les précédents témoignages :
XIII - Jalal, couturier à Alep-Est : « Il n’y a pas de mots pour exprimer notre souffrance »
XII- Nour, étudiante à Alep-Ouest : « Nous n'aurons jamais la même qualité de vie ailleurs »
VIII- Anouar Chehada, anesthésiste à Alep-Est : « Mon petit garçon a très peur des bombardements »
VI – Ismaël Alabdallah, Casque blanc à Alep : Nous avons pu trouver à manger aujourd'hui
IV- Abou el-Abed, combattant rebelle : Ma mère n’a jamais accepté que j’aille combattre
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