
Yasmine Moufti pose devant une table conçue pour l’événement « No Play with Food ». Photo DR
Beyrouth, début de soirée, à l’heure de l’iftar. Une lumière tamisée, un parfum d’encens qui se mêle parfaitement aux notes d’une musique apaisante, un clair de lune… L’ambiance est calme, apaisante. Ici, à l’Espace 13, niché dans les ruelles d’Achrafieh à Beyrouth, la maîtresse des lieux, Yasmine Moufti, propose bien plus qu’un simple repas. Dans ce « centre de connexion consciente », comme elle le définit, un lieu dédié à la communauté créative du Liban, où se tiennent des événements culinaires, des séances de yoga, des soirées cinéma et d’autres activités, Yasmine Moufti orchestre bien plus qu’un simple repas : une expérience, baptisée « Mindfork ».
Son dernier événement, organisé durant le mois de ramadan, et qu’elle a intitulé « Celestial Mirror », est une invitation à un voyage sensoriel qui mêle spiritualité, astronomie et innovation culinaire. Neuf invités de confessions diverses, qui ne se connaissent pas, se sont ainsi réunis autour d’une table, comme suspendus entre ciel et terre. Le premier plat, superbement présenté sur un centre de table, était composé de cotons en forme de nuages et de dattes en forme d’étoiles saupoudrées de café arabe. Tout comme la lune qui achevait ses différentes phases jusqu’à atteindre la pleine lune, à la fin de la soirée, les étrangers réunis autour de cette expérience intense se sont sentis plus proches. « Je suis repartie avec un ami », racontait Amelia.
Une soupe de carottes rôties servie sur une assiette avec les mots « Les humains ont été créés à partir de boue comme de l’argile ». Image fournie par Yasmine Moufti
Voyage spirituel et gustatif
Durant la soirée, chaque plat était un moment de dégustation mais aussi de méditation, guidé par Yasmine pour « permettre des rapprochements entre chacun des participants et la lune, tous deux constitués des mêmes éléments et incarnant les cycles de la lumière et de l’obscurité », confie Yasmine.
Arrive ensuite une soupe de carottes rôties servie avec du naem (un pain sucré et croustillant de Damas généralement servi pendant le ramadan), accompagnée d’une citation du Coran gravée sur l’assiette à propos de la création humaine. Un prétexte, ici aussi, pour engager une conversation sur les cycles lunaires, la réflectivité humaine et la course à l’espace. « C’était amusant. Nous avons plaisanté sur les théories complotistes concernant l’alunissage. Nous nous sommes retrouvés à chercher la liste des personnes qui sont allées sur la Lune. Nous avons alors appris que la liste était très courte (12 personnes). Que des hommes qui possédaient un profil déterminé », raconte Amelia en riant.
Lorsque le troisième plat est servi, une salade composée de nombreux ingrédients méticuleusement disposés pour évoquer un paysage lunaire, Hamdi, qui participe à sa troisième expérience Mindfork, s’exclame : « La salade était très savoureuse et ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu goûter auparavant. » Entre les assiettes, les invités se sont installés sous le porche et échangent leurs impressions. Lina, une habituée qui a entraîné sa mère avec elle, a déclaré : « Je savais que j’allais apprécier, mais je ne savais pas à quoi m’attendre. » Sa mère acquiesce : « Je suis heureuse de m’être inscrite. »
Résistance, ré-imagination et retour
L’approche de Yasmine Moufti en matière d’alimentation est tout sauf conventionnelle. Artiste culinaire et cuisinière conceptuelle, elle considère son travail comme « une forme d’expression, qui grandit pour devenir plus qu’une expression personnelle – un devoir pour la communauté, ce qui en soi peut être appelé une résistance ».
Cette résistance se manifeste dans son combat contre la consommation rapide et son désir de se réapproprier les traditions et les cultures en y apportant des touches novatrices. Son msakhan (rouleau de poulet traditionnel infusé au sumac) est arrivé à table sous la forme d’une pâte à baklava circulaire rappelant la lune dans ses différentes phases, défiant toutes nos attentes tout en honorant le patrimoine.
Pour le dessert, le halawet al-chmaysi de Tripoli, Yasmine avait revisité d’une manière ludique le dessert traditionnel qu’elle décrit comme « le mochi libanais », en fourrant la délicate pâtisserie de crème glacée aromatisée à l’achta. Avec cette création en forme de pleine lune, cette lune présente partout dans la soirée, elle a transformé un dessert banal en quelque chose de tout à fait inattendu. « Mon plat préféré était le dessert, confirme Amelia. J’avais l’impression de déguster la lune. Il y avait cette coquille dure de chocolat blanc qu’il fallait briser avec les mains, et puis ce dessert qui prenait la forme d’une sphère parfaitement ronde, tridimensionnelle plutôt que bordée, et froide, comme j’imaginais la lune. » Cette créativité est au cœur de la philosophie de Yasmine Moufti, qui s’est d’abord inspirée des cours de cuisine de sa mère avant d’avoir une approche personnelle, brisant les normes de la restauration.
Dans « Orchestrated Chaos », une installation capturant l’essence de Beyrouth. Image fournie par Yasmine Moufti
De la philosophie à l’assiette
« Chez Mindfork, nous proposons une série d’expériences gastronomiques multisensorielles, nées de notre intérêt pour la nourriture, l’art et la philosophie, explique la jeune femme. L’objectif est de rassembler des gens autour d’une grande table, de les inviter à vivre des expériences intéressantes et de les inciter à avoir un rapport plus conscient à la nourriture. »
Son premier événement, « Staying Sane », avait exploré le thème de la santé mentale dans un monde en folie, avec les manifestations populaires d’octobre 2019, les conséquences de la pandémie sur le monde et la déconstruction des normes sociales. Elle s’est ensuite penchée sur le pouvoir de l’amour lors d’un événement organisé à l’occasion de la Saint-Valentin, où la générosité de la nature et les gestes et preuves d’amour ont occupé le devant de la scène. Dans « Les cinq éléments de la nature », les invités étaient embarqués dans un voyage sensoriel à travers les éléments de la terre, de l’air, du feu, de l’eau et de l’esprit, chaque plat reflétant l’une de ces forces. « No Play with Food » était un autre défi ludique à la norme, encourageant les adultes à redécouvrir l’importance du jeu à travers des repas interactifs.
« Feuilles de vigne pour la résistance », un rassemblement intergénérationnel, consistait à rouler des feuilles de vigne farcies de saveurs de toute la région, suscitant des conversations profondes sur la nourriture, les traditions et le lent processus communautaire de création en opposition avec la consommation rapide.
Yasmine Moufti préparant la salade caprese moléculaire lors de l’événement « No Play with Food ». Image fournie par Yasmine Moufti
Le retour
Au Canada où elle a partagé, ponctuellement, ses expériences Mindfork, lors d’un événement intitulé « Orchestrated Chaos», « j’ai voulu me présenter en indiquant d’où je venais », se souvient Yasmine Moufti. L’installation a été conçue pour téléporter les participants dans l’identité brute et chaotique de Beyrouth, en leur permettant de s’engager dans une représentation comestible de la ville.
Son retour à Beyrouth était voulu. « J’avais des comptes à régler avec ce pays, explique-t-elle. Beyrouth est le prolongement de mon être. Cette connexion est viscérale. » Son public, qui va des curieux d’une vingtaine d’années aux professionnels de l’industrie, est attiré par sa capacité à transformer les repas en un voyage immersif qui suscite une réflexion. Des personnes comme Christina Assi, Andrea Bouez et des PDG de renom font partie des nombreuses personnes qui ont assisté à ses expériences stimulantes.
« Je ne suis pas très croyante, mais j’aspire à un rythme de vie qui me vient un peu de l’extérieur, explique enfin Amelia. Et si certains y parviennent grâce à la religion, je pense qu’on peut aussi y parvenir grâce à la lune (...). Le dîner nous a montré de nouvelles façons d’appréhender la lune et d’autres éléments de l’univers. » La soirée s’est achevée par une savoureuse infusion de thé à la fraise, servie pour « clore le cercle » – une métaphore finale pour une soirée dédiée aux cycles de la nature et humains, à la réflexion et à la connexion.
Le prochain événement de Yasmine Moufti « Digesting Chaos » aura lieu du 15 au 22 avril à Takeover Art Gallery.
Pour toute information : 71/248672.