
Nesreen Mroueh, une cheffe engagée. Photo DR
Sous un rare rayon de soleil parisien, Nesreen Mroueh se prélasse sur la terrasse d’un restaurant du 11e arrondissement, Little Book of Love de Khalil Gibran dans une main, une Marlboro Slim dans l’autre. Depuis novembre dernier, cette cheffe libano-canadienne est à l’initiative de « Bake Sale for Palestine », un rendez-vous qui mobilise Paris. La vente de gâteaux, préparés par la pâtissière elle-même et ses amis, s’ajoutent à ceux des bénévoles, le tout au profit du Croissant-Rouge palestinien. Tous les week-ends, un restaurant de la capitale prête ses locaux avant le service du soir, pour laisser s’installer la plus mélancolique des kermesses.
Avec cette rencontre hebdomadaire, c’est un cri du cœur que pousse Nesreen, 35 ans. «Nous le devons à nous-mêmes», affirme-t-elle, les yeux brillants, avec un anglicisme flagrant. Accrochée à sa petite robe noire, une épinglette aux couleurs du drapeau palestinien, comme un hommage à sa grand-mère née à Haïfa, et dont les parents ont fui la Nakba en 1948. « Elle disait souvent, les larmes aux yeux : “Mon père était palestinien !” Je comprenais ses mots, mais pas ses larmes », déplore-t-elle. « Mais même sans liens de sang, tout ce qui se déroule depuis octobre sur nos écrans me serait insupportable », ajoute, émue, la jeune femme.
Transcender les frontières
De ses anciens, Nesreen retient les odeurs et une transmission amoureuse de la pâtisserie. Ses grands-mères, l’une libano-libanaise, l’autre d’origine palestinienne, ont toutes deux émigré au Canada avec leurs maris et leurs enfants en raison de la guerre civile au Liban entre 1975 et 1990. Née à Toronto, elle garde le souvenir des « rice puddings exceptionnels de (sa) mamie. À tel point que, depuis qu’elle est décédée, j’ai décidé de ne plus jamais en manger ».
Entre bénévoles ou amis, Nesreen mêle gastronomie et activisme. Photo DR
Après des années à mixer « du ketchup et n’importe quoi d’autre » dans le robot pâtissier de sa mère, Nesreen Mroueh poursuit des études de pâtisserie au George Brown College de Toronto, avant de les compléter à l’école Lester B. Pearson de Montréal. Diplômes en poche, elle enchaîne les contrats, tantôt dans des cuisines d’hôtels de luxe, tantôt dans des boulangeries branchées. Loin du cocon familial, elle puise du soutien indéfectible de ses proches, malgré la réserve timide de ses parents immigrés. « Pour convaincre papa-maman que nos passions pouvaient être des carrières, il fallait avoir un diplôme en poche. Quand j’ai annoncé mon départ pour l’université, ma grand-mère m’a dit : “tu vas être docteure en gâteaux !” »
« Je travaillais 18 heures par jour. » Lorsque sa meilleure amie l’appelle, et lui demande “Tu fais quoi de ta vie ?” » sonnée, sans véritable réponse, elle quitte le Canada pour Paris en 2019 et durant cinq ans, jongle entre restaurants et boulangeries avant de devenir consultante en pâtisserie en septembre dernier.
Une vente de gâteaux politique
Du Canada, Nesreen Mroueh importe la culture de la vente de gâteaux. « Quand tu es jeune, tu peux vendre des pâtisseries ou de la limonade pour t’acheter un nouveau vélo. » Elle puise alors dans ce concept pour lancer Bake Sale for Palestine avec sa consœur, Isabel Galiñanes Garcia. « Elle me contactait via Instagram pour en savoir plus sur les manifestations propalestiniennes organisées à Paris. Je savais qu’elle serait partante pour le Bake Sale. »
Le 5 novembre 2023, le restaurant Delicatessen prête ses locaux pour la première vente bénévole de cookies, tiramisu ou encore barazek à des prix variables, qui ne dépassent pas les dix euros. « J'étais étonnée de voir autant de personnes venir. Il y en avait une centaine et nous avons récolté environ 900 euros. Depuis, certains week-ends, nous étions serrés comme des sardines », jusqu’à réunir de belles sommes – le dernier Bake Sale a décroché 2 990 euros. Mais pour les personnes présentes, il règne un sentiment d’impuissance douloureux. Nesreen Mroueh et le public qu’elle a réuni cherchent à se redonner espoir face aux catastrophes qui s’enchaînent en Palestine. « Beaucoup me disent qu’ils se sentent seuls, et profitent de l’après-midi pour rencontrer des personnes qui défendent cette cause qu’ils partagent. » Car ici, nombre de bénévoles confessent avoir, comme la cheffe, perdu des amis en raison de leur soutien à la Palestine. Aujourd’hui, le groupe WhatsApp sur lequel communique l’équipe de volontaires compte 92 membres. « Grâce à cette communauté, on peut dire que pour chaque pote perdu, on en gagne une vingtaine. Est-ce que c’est tant pis ou tant mieux ? » lance-t-elle avec une pointe d’ironie.
Sidération
Mais en évoquant davantage son action, impossible pour Nesreen d’y voir une victoire. D’un coup, elle laisse couler ses larmes qu’elle s’efforçait de retenir tout du long. « C’est très difficile de dire que j’ai accompli quoi que ce soit, parce que je pense que ce n’est pas assez. Il y a des moments où je me rends compte que tout ça est tellement petit face aux dommages causés en Palestine et à ce qu’il faudrait vraiment pour reconstruire un pays. » Réagir publiquement, avec le Bake Sale, n’a pas été une évidence pour Nesreen, qui raconte n’avoir témoigné de son soutien à la Palestine sur ses réseaux sociaux que deux semaines après le 7 octobre 2023. Elle l’explique par sa sidération devant les images des massacres qui ont suivi à Gaza, mais aussi par un débat du moins « pris au sérieux » en France, notamment grâce aux manifestations massives organisées pour la libération de la Palestine dans la capitale. Avec ce regain de légitimité, mettre la main à la pâte était, pour la pâtissière, la moindre des choses à faire.
La cheffe pâtissière devant les locaux d'un restaurant parisien. Photo DR
Sa résilience, elle pense l’avoir héritée de sa culture libanaise. « Et j’en suis fière. Les Libanais ont vécu énormément de drames, ils ont le droit à la joie aussi. » Reconnaissante envers ses parents de lui avoir transmis « la langue et la gastronomie » du pays du Cèdre malgré les traumatismes profonds de la guerre civile qui empêchent, encore aujourd’hui, les tabous de se briser. « Être enfants d’immigrés nous rend souvent blasés. C’est terrible de prendre l’habitude de ces drames. » Elle reprend confiance : « Ce mouvement dit quelque chose de notre génération. C’est à notre tour de transmettre des histoires de guerre. Rien de tout ça ne sera jamais normal, mais ce sera toujours nécessaire. » Au cours des huit derniers mois, des amis de la cheffe ont fait voyager le Bake Sale for Palestine en organisant des ventes de gâteaux à Marseille, Marrakech ou encore Toronto. Nesreen, qui souhaite ne pas se poser en leader de son initiative, encourage désormais quiconque voudrait mener la même action.
Celle qui ne pouvait « se lever le matin sans penser aux victimes palestiniennes » a trouvé un exutoire en servant sa lutte au goûter du dimanche, elle se lève de sa chaise cannée et demande : « Comment font les Libanais pour prendre leur café, et hop-là, continuer de vivre ? » sans se rendre compte que c’est exactement ce qu’elle vient de faire.
Elle éveille les esprits et adoucit les palais….. et dans mon quartier ! ????
22 h 13, le 29 juillet 2024