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Idées - Loi de finances 2024

Un budget qui consacre l’effacement de l’État

Un budget qui consacre l’effacement de l’État

Les députés lors de l’examen en séance plénière du projet de budget 2024, le 26 janvier. Photo Ali Fawaz/Compte Flickr du Parlement libanais

L’approche qui a conduit à l’élaboration du budget pour 2024, soumis hier au vote des députés, est le reflet le plus flagrant de la déliquescence des institutions et de l’affaiblissement structurel de l’État, tant le pouvoir politique que les Libanais ayant, au fil des années, perdu toute notion de la fonction d’une telle loi de finances, sur le plan économique et financier aussi bien que légal.

S’il y a pour autant bien une certitude, c’est que ce projet de budget est totalement inadapté à la gravité de la situation économique, sociale et financière. Il traduit la perpétuation d’une stratégie de dilution des responsabilités et de fuite en avant qui mène à l’effondrement des structures sociales et compétitives du pays, tandis que l’informalité croissante devient la règle en matière économique, rendant dérisoire toute idée même de politique publique.

L’instrument budgétaire qui est censé fournir une synthèse financière des politiques publiques est en tout cas en panne de ce point de vue aussi. Ce à trois niveaux: les dépenses ne donnent pas une image fidèle des crédits publics ; les projections de revenus reposent sur un simple constat de trésorerie du fait de l’extrême affaiblissement de l’administration fiscale ; la question de la dette publique est évacuée.

Effondrement fiscal

Premièrement, il est tout simplement impossible d’avoir une vision complète des dépenses publiques, les crédits budgétaires, évalués à 295 000 milliards de livres (3,3 milliards de dollars), ne tenant pas compte de tous les engagements de l’État, y compris les arriérés. Certains salaires sont directement financés par les bailleurs de fonds internationaux, notamment ceux des militaires pour lesquels des fonds en devises sont transférés directement, parfois sans même passer par la banque centrale (BDL). De même, certains prêts, y compris de la Banque mondiale, ne sont pas répertoriés dans le budget. Les systèmes de financement des achats de carburant d’EDL n’y figurent pas davantage, en raison des règles comptables liées aux entreprises publiques, etc.

C’est pourquoi il faut prendre avec beaucoup de pincettes l’affirmation selon laquelle le budget pour 2024 ne présente pas de déficit, voire qu’il est en léger excédent. Le rééquilibrage des finances publiques est purement cosmétique, puisqu’il consiste à ajuster les dépenses au niveau des recettes effectivement perçues, initialement estimées à 278 000 milliards de livres et révisées en janvier par le ministère des Finances à 313 000 milliards de livres (de 3,3 à 3,5 milliards de dollars).

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Surtout, la dépense publique est totalement déconnectée des besoins massifs dans tous les domaines. Un petit exemple, même s’il est impossible d’en vérifier la validité ou le montant lui-même: le ministre des Travaux publics et des Transports Ali Hamiyé estime à 350 millions de dollars le « minimum nécessaire pour assurer la sécurité du réseau routier en 2024 », soit plus de 10 % de tout le budget de l’État !

Deuxièmement, la projection des revenus est elle-même fortement sujette à caution. Elle n’est pas le fruit d’un travail analytique des services du ministère des Finances, du fait de la crise des ressources humaines qu’il traverse, mais repose sur une extrapolation du compte de trésorerie de l’État auprès de la BDL sur la base de ce qui a été effectivement encaissé au cours des derniers mois. Ces encaissements ont de facto augmenté depuis l’ajustement du niveau des taxes et des impôts à l’inflation entamé en mai 2023. Mais ils ne tiennent absolument pas compte de plusieurs facteurs économiques. L’impact de la guerre de Gaza et son extension au Liban, d’une part, et la croissance de l’économie informelle, de l’autre, vont limiter les perspectives d’augmentation des recettes. De plus, la mobilisation des recettes est fragilisée par leur trop forte dépendance des taxes sur la consommation, dont l’élasticité par rapport à la croissance est grande. Enfin, il n’est pas certain que les recettes prévues suffiront à compenser l’épuisement des droits de tirage spéciaux du FMI qui ont servi, au cours des mois précédents, à financer plusieurs dépenses en devises.

Troisièmement, la question fondamentale de la dette n’est tout simplement pas abordée. Le projet de budget ne fait partie d’aucun plan de restructuration de la dette publique. C’est comme si le défaut souverain de mars 2020 n’avait pas eu lieu et comme si l’économie pouvait se redresser sans cet assainissement qui n’a que trop tardé. Plus grave encore, la loi de finances passe sous silence les manipulations comptables effectuées par la BDL qui prétendent, d’un coup de crayon, imposer au Trésor une dette supplémentaire de 58 milliards de dollars ! En août 2023, la BDL a annoncé qu’elle ne financerait plus le déficit budgétaire par de la création monétaire (le déficit quasi budgétaire a été estimé à 3,5 % du PIB en 2022 par le FMI). Cela élimine théoriquement toute possibilité d’augmentation de la dette publique en 2024 pour financer les dépenses autrement que par les revenus propres de l’État, puisque les emprunts internationaux sont impossibles depuis le défaut souverain de mars 2020. La vigilance s’impose cependant face à l’éventuelle tentation de recourir à un nouvel endettement en livres libanaises, même en l’absence de restructuration des finances publiques.

Au final, on se retrouve donc avec un budget pour 2024 qui consacre la contraction de la taille de l’État. Avec un budget réduit à 3,3 milliards de dollars, soit moins de 20 % de son niveau de 2019 (17 milliards), l’effondrement fiscal est encore plus prononcé que celui de l’économie, dont le PIB a, lui, chuté de 40 % entre 2019 et 2023. Même réduit a minima, ce budget ne reflète aucune réforme, puisque rien n’a été fait à ce jour pour traiter les multicrises qui frappent le pays, y compris celle de l’administration publique. Il perpétue au contraire un système régressif, la fiscalité pesant de manière disproportionnée sur les mêmes catégories de contribuables – les plus pauvres et les plus respectueux de la loi (du fait de l’explosion de l’informalité et de l’encouragement tacite de l’évasion fiscale via le secret bancaire et la politique systématique de régularisation des infractions) –, tout en favorisant exagérément les revenus les plus aisés, en particulier ceux du capital et du foncier. La majorité des recettes budgétaires provient d’impôts indirects, certes plus faciles à collecter, mais régressifs, tandis que l’impôt sur le revenu progressif est réduit à moins de 20 % des recettes.

Priorités ignorées

Le seul apport véritable de ce budget est de procéder à un ajustement à l’inflation. Mais si nécessaire que soit la révision des taux, des barèmes, etc., ces dispositions ne peuvent tenir lieu à elles seules de politique fiscale, alors que les priorités véritables sont ignorées, à savoir: l’élargissement de l’assiette à l’ensemble des résidents (qu’il s’agit de recenser) ; la lutte contre l’évasion fiscale ; et l’instauration d’un impôt unifié sur le revenu. Or, de toute évidence, il n’y a aucune intention d’aller en ce sens, car cette loi de finances ne s’inscrit dans aucune logique réformatrice. Son objectif est avant tout d’apporter une couverture légale – la règle du douzième provisoire n’étant plus opératoire avec l’extrême dépréciation de la livre depuis 2022 – aux dépenses engagées par l’État. Ce dernier n’est, pour l’oligarchie au pouvoir, plus qu’un canal de redistribution économique et social parmi d’autres – avec les réseaux caritatifs financés par des bailleurs internationaux ou des réseaux politico-communautaires voire criminels –, et non plus l’acteur central (et le seul légitime dans une démocratie).

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Enfin, un dernier point concernant la question du taux de change et la controverse sur la responsabilité de sa nécessaire unification – par le Parlement (à travers le budget) ou par la BDL. Un budget n’a pas vocation à intervenir sur le taux de change ni à unifier les divers taux créés depuis 2019 par la banque centrale pour gérer (en les maquillant) les pertes colossales accumulées dans le système financier. Selon la loi libanaise, le taux de change est libre et la gestion de la politique monétaire est confiée à la banque centrale. Tout amendement du Code de la monnaie et du crédit ne relève donc certainement pas d’une loi de finances. La controverse à propos de la « fixation » ou pas du taux de change dans le budget reflète la persistance d’un total aveuglement en ce qui concerne la livre libanaise, encore considérée comme un indicateur fiable de la situation économique, en dépit des équilibres fondamentaux qui la sous-tendent et sans tenir compte des manipulations dont elle fait l’objet. La très forte dépréciation du taux de change en période de crise justifie sans nul doute d’intégrer ce facteur pour le calcul des impôts et des dépenses. À défaut de l’avoir fait plus tôt, l’État s’est privé de ressources considérables – estimées par le FMI à 3,6 % du PIB pour 2023, avant les ajustements de mai 2023 qui ont commencé à porter leurs fruits l’année dernière –, pour le plus grand bonheur d’importateurs et des contrebandiers. Mais pourquoi avoir procédé à cet ajustement sans prendre en compte l’éventualité d’une nouvelle variation de change ? Il existe pourtant différentes techniques pour résoudre ce genre de complication, comme l’adoption d’échelles mobiles ou l’adjonction de multiplicateurs liés à l’inflation. Le choix a été fait de calibrer les barèmes et tranches en fonction d’un nouveau taux de change… fixe ( ! ) et déterminé à 89 500 LL/USD. La croyance dans la capacité du gouverneur de la BDL à assurer la sacro-sainte stabilité de la livre a la peau dure : après Riad Salamé, cet exploit est désormais attribué à son successeur par intérim Wassim Manssouri. S’il était une leçon à tirer de la crise de 2019, cela aurait pourtant bien été la méfiance en la matière. C’est pour avoir tout subordonné à cette stabilité factice que nous payons le prix de l’une des crises les plus graves de l’histoire. Le maintien actuel de la livre à un niveau de 89 500 pour un dollar est artificiel. Il est surtout dû au fait que la livre n’est plus vraiment une monnaie de transaction. Or ce n’est pas seulement l’offre et la demande qui déterminent un prix (le cours de change en l’occurrence), mais aussi la valeur d’utilité. Désormais, la livre n’est plus utile qu’au paiement des impôts et celui de certains services publics, sans parler du fait qu’elle sert de petite monnaie lors des paiements en numéraire, car la monnaie en circulation en dollars ne va pas jusqu’aux cents. La proposition de dollariser les taxes incluses dans une version initiale du budget 2024 aurait même pu porter un coup fatal à la livre libanaise, c’est pourquoi elle a finalement été abandonnée sous la pression du FMI notamment.

Par Sibylle RIZK

Directrice des politiques publiques de Kulluna Irada

L’approche qui a conduit à l’élaboration du budget pour 2024, soumis hier au vote des députés, est le reflet le plus flagrant de la déliquescence des institutions et de l’affaiblissement structurel de l’État, tant le pouvoir politique que les Libanais ayant, au fil des années, perdu toute notion de la fonction d’une telle loi de finances, sur le plan économique et...

commentaires (9)

Mme Rizk dans tous ses ecrits melange le politicien mafieux avec l'homme d'affaires du secteur privé qui a reussi. Certes, le premier doit etre poursuivi. Mais le second a fait son argent sans causer aucun prejudice aux autres. Et si le second est accablé par le gouvernement tel que Mme Rizk le souhaite, a coup de frais, d'amendes et de taxes, rien ne l'empeche de quitter le Liban avec sa fortune. Les politiques fiscale doivent etres respectueuses des riches sinon ceux ci quittent le pays et vont employer des gens a Dubai. Par contre, en ce qui concerne le politicien corrompu, elle a raison.

Tina Zaidan

11 h 53, le 28 janvier 2024

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Commentaires (9)

  • Mme Rizk dans tous ses ecrits melange le politicien mafieux avec l'homme d'affaires du secteur privé qui a reussi. Certes, le premier doit etre poursuivi. Mais le second a fait son argent sans causer aucun prejudice aux autres. Et si le second est accablé par le gouvernement tel que Mme Rizk le souhaite, a coup de frais, d'amendes et de taxes, rien ne l'empeche de quitter le Liban avec sa fortune. Les politiques fiscale doivent etres respectueuses des riches sinon ceux ci quittent le pays et vont employer des gens a Dubai. Par contre, en ce qui concerne le politicien corrompu, elle a raison.

    Tina Zaidan

    11 h 53, le 28 janvier 2024

  • Encore une fois, les entreprises doivent pouvoir bénéficier d’une certaine stabilité fiscale leur permettant de travailler et prospérer et avec elles, le pays tout entier. Mais l’article du PLF qui obligeait le fisc à « parler » avec la CNSS pour mettre fin aux fausses déclarations de salaires servant au calcul de la retraite a été viré. Et si ce n’était que ça!

    Marionet

    11 h 27, le 28 janvier 2024

  • Qui peut saisir le Conseil constit pour censurer ce budget ne serait-ce qu’au nom de la nécessaire égalité des citoyens devant l’impôt? Quand je lis que certains députés se disent inquiets du risque d’expatriation des chefs d’entreprise. Mais sous quels cieux trouveront-ils un fisc aussi accommodant?

    Marionet

    11 h 23, le 28 janvier 2024

  • Article clair, précis et objectif qui nous informe de la réalité. Ça nous change des sources bien placées qui débitent les âneries habituelles. Ce que vous n’écrivez pas Madame est que c’est tout simplement un budget préparé par des incompétents à la solde de leurs partis politiques et qui a été voté par les brigands dont sont constitués ces partis. Tous partis confondus bien entendu. Quant à la dette de l’Etat qui a servi à voler l’argent public par ces mêmes gangsters, ils n’en n’ont pas parlé car il est évident qu’elle va être comblée par l’épargne des déposants qui va s’évaporer.

    Lecteur excédé par la censure

    08 h 46, le 28 janvier 2024

  • Excellent article qui nous change de la propagande diffusee par la canaille de la BDL et les crapules de l'ABL pour endormir la population. Ce budget est (encore) un grand mensonge. Le malheur, c'est que le corps judiciaire gangrene et vereux s'est attache a saboter les revendications legitimes des deposants pour complaire aux crapules bancaires (il en est de meme en ce qui concerne les familles des victimes de l'explosion du port). La seule justice qui reste est celle de la vengeance messieurs. Individuelle ou collective.

    Michel Trad

    20 h 21, le 27 janvier 2024

  • Budget dites vous? ... plutôt la dernière trouvaille technique pour détruire le Liban, assassiner le pays et effacer la Patrie de ce monde. Bravo les eunuques du parlement, votre marche funèbre atteint des notes stratosphériques...

    Wlek Sanferlou

    16 h 00, le 27 janvier 2024

  • Très bien mais j’aurais aimé que SR comment aussi les amendements apportés par la commission des finances et votés semble-t-il tels quels par le parlement.

    Marionet

    15 h 26, le 27 janvier 2024

  • Enfin un article d’un(e) vrai(e) journaliste qui donne un vrai avis. Show me more of that kind

    Abdallah Barakat

    14 h 32, le 27 janvier 2024

  • Les députés n’ont le droit de se réunir QUE pour élire un président de la raie publique. Cette adoption du budget a donc été prise anticonstitutionnellement (ouf, depuis le temps que je cherchais à placer ce mot dans une conversation)…

    Gros Gnon

    04 h 08, le 27 janvier 2024

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