Hasard ou coïncidence symbolique, le 23 mars dernier se sont juxtaposés deux événements qui résument le drame libanais. D’une part, la conférence de presse du chef de la délégation du Fonds monétaire international (FMI), Ernesto Ramirez Rigo, à l’issue de sa visite à Beyrouth dans le cadre des consultations périodiques de l’article IV de la charte de l’organisation. De l’autre, le président du Conseil par intérim, Nagib Mikati, et le président de la Chambre des députés, Nabih Berry, décidant de reporter d’un mois l’entrée en vigueur de l’heure d’été. D’un côté, un fonctionnaire international qui accomplit sa mission : évaluer la situation macroéconomique d’un pays membre, lui faire des recommandations et, du fait d’une crise « unique au monde », négocier les conditions d’une injection de liquidités dans le cadre d’un programme de stabilisation et de relance multiannuel. De l’autre, la réalité du pouvoir libanais, exercé en dehors de tout cadre institutionnel, et son sens des priorités, insouciant de la vie des gens, étriqué jusqu’à la caricature alors que le pays brûle.
Voyage en absurdie
Qu’a dit le fonctionnaire du FMI ? Rien d’autre que ce que de nombreux économistes ou organisations libanaises, à l’instar de Kulluna Irada, répètent depuis des mois. À savoir qu’au-delà de la crise que traverse le Liban, ce qui est en jeu, c’est la « dislocation » de son économie et de sa société.
Qu’ont montré les deux « présidents » représentant le pouvoir libanais ? Tout d’abord, le film de leur échange montre l’improvisation, la légèreté, le dédain même, avec lesquels sont traités les dossiers. Tant la date de ramadan que celle du changement d’heure sont connues depuis longtemps et une telle décision aurait dû avoir été préparée à l’avance pour tenir compte de ses implications pratiques plutôt que d’être laissée à la seule volonté de deux hommes, en dehors de tout cadre institutionnel et administratif. Le chaos qui s’en est suivi, qui a fait les titres de la presse internationale, démontre à lui seul l’inconséquence d’une mesure qui a dû être annulée sous la pression.
Elle démontre ensuite leur mépris absolu de la Constitution et de l’État de droit. Le changement de l’heure d’été ne relève en aucun cas du pouvoir législatif, qu’en tout cas le président de la Chambre des députés n’incarne pas à lui seul. De plus, la décision était officiellement fondée sur une « approbation exceptionnelle délivrée par le Premier ministre » qui s’affranchissait de la nécessaire collégialité du Conseil des ministres, ensuite convoqué pour revenir sur l’intention initiale.
Le voyage en absurdie qu’a provoqué cette décision improvisée et arbitraire est une nouvelle déstabilisation psychique imposée aux Libanais. Elle jette une lumière crue sur la nature du pouvoir : la maîtrise du temps est l’un des symboles du pouvoir par excellence. Les Français qui ont été obligés de passer « à l’heure allemande » pendant la Seconde Guerre mondiale ont longtemps gardé cette expression comme un signe du joug qu’ils ont subi alors. La fronde contre l’heure de Berry-Mikati est bien une rébellion politique, car, et c’est fondamental, la prétention démocratique de la République libanaise ne tient plus.
Gouverner, c’est anticiper, évaluer les options, faire des choix dans l’intérêt général, les expliquer et les assumer. À la tête du Liban, rien de tout cela. C’est l’évidence pour tous.
Le représentant du FMI a exposé clairement les effets de l’inconséquence des autorités : l’enlisement sans fin de la société libanaise – c’est-à-dire sans espoir de rebond à court terme –, l’appauvrissement généralisé, l’émigration massive, des inégalités criantes, un État incapable d’assumer la moindre de ses fonctions à défaut d’être financé, une économie de très bas niveau soutenue par les seules remises des expatriés et l’assistance humanitaire, une monnaie nationale à la dérive, l’informalité croissante et son cortège de trafics, sans parler de la problématique propre à la présence de réfugiés représentant près du quart de la population.
Il n’est pas question ici de sacraliser la voix du FMI ou de faire preuve d’angélisme à l’égard d’une organisation qui, par sa complaisance passée, a aussi sa part de responsabilité dans la crise libanaise.
Principe de responsabilité
En l’occurrence toutefois, la voix d’Ernesto Ramirez Rigo aurait dû largement couvrir le bruit médiatique entretenu à grand frais par les tenants de la kleptocratie milicienne libanaise.
Son message tient en peu de mots : le poids des pertes est tel qu’il n’y a d’autre solution que de les reconnaître et les apurer en amont. Toute alternative alourdirait le budget de l’État – c’est-à-dire la ponction sur la société libanaise actuelle et celle des générations à venir – de telle sorte que l’économie ne pourra jamais se redresser.
Refuser cette vérité n’a, jusqu’à présent, servi que les intérêts des responsables de la crise. À mesure que le temps passe, les liquidités en devises réellement disponibles s’amenuisent (en réalité, elles sont affectées de façon arbitraire et discrétionnaire et des transferts de richesses massifs sont en cours) et réduisent le seuil de recouvrement effectif des dépôts. Tandis que les responsables de cette faillite monumentale – les décisionnaires au sein des banques, de la banque centrale, du gouvernement et du Parlement – restent en fonction en toute impunité.
La reconnaissance et l’apurement des pertes sont l’étape indispensable à l’assainissement financier qui permettra le – difficile – redémarrage de l’économie et la construction d’un nouveau pacte social. Elles sont aussi et surtout l’étape indispensable pour l’enclenchement du principe de responsabilité. La fonction d’Ernesto Ramirez Rigo l’empêche de dire qu’il ne croit pas un mot des énièmes promesses des autorités libanaises. Quiconque lit ces lignes sait qu’il n’y a pas d’espoir possible sans nouvelle équation politique fondée sur des orientations claires. C’est l’existence même d’un État au Liban qui est en jeu.
La question qui s’impose plus que jamais n’est pas celle de la compétence du pouvoir en place, mais celle de sa légitimité. Elle a été contestée avec force le 17 octobre 2019. Depuis, le cynisme ou le défaitisme face à un ordre des choses apparemment intangible dominent. La colère qui s’était exprimée semble endormie. Elle est pourtant le seul moteur possible du changement, à condition d’être canalisée vers un projet alternatif.
L’épisode de l’heure d’été montre qu’il y a deux façons de contester cet arbitraire despotique : l’une, à partir de positions confessionnelles, contribue à nourrir la logique du pouvoir communautaire ; l’autre ouvre la voie à une remise en cause de la kleptocratie milicienne qui se sert des atours confessionnels pour s’autoperpétuer. La rhétorique identitaire entrave, depuis plus d’un siècle, l’établissement d’un État au Liban au profit du régime des « zaïms » qui a accaparé le pouvoir. Un régime pour qui le temps n’a pas de valeur, comme le désastre du passage à l’heure d’été l’a démontré de la façon la plus flagrante. Un régime qui n’hésite pas à briser une société entière, pourvu qu’il survive une minute de plus, tant son court-termisme est criminel.
Directrice des politiques publiques de l’ONG Kulluna Irada.
NE CONFONDONS PAS INCOMPETENCE ET ILLEGITIMITE ? MAIS AUSSI HEBETUDE !
14 h 31, le 03 avril 2023