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Lifestyle - La carte du tendre

Toi et moi contre le monde entier

Une infirmière réconforte un enfant malade, circa 1920-30. Collection Georges Boustany

L’image vous a quelque chose de grandiose et de dérisoire tout à la fois. Dans un décor uniquement composé de draps et où domine une blancheur immaculée, une infirmière est assise auprès d’un enfant malade. Celui-ci, dont on ne voit que le visage, est étendu sur un lit, appuyant sa tête sur la hanche protectrice. Elle pose sur lui un regard où se mêlent une infinie tendresse et le sérieux du métier; avec son voile, elle ressemble à une madone, on imagine la Vierge et l’Enfant, on ressent cet amour qui passe entre deux êtres unis dans la tragédie. De sa main droite, elle lui caresse la tête, posant la gauche sur ses épaules dans un geste de réconfort universel. On l’entend presque murmurer que ça va aller, qu’il ne doit pas s’inquiéter : dans le silence angoissant des hôpitaux, le murmure des infirmières est le dernier rempart avant le néant du désespoir.

Le photographe anonyme a voulu une scène épurée pour glorifier cette gestuelle simple et sublime. Un drap masque tout l’arrière-plan, on aperçoit à gauche des barreaux qui ne donnent aucune indication utile : le but n’est pas documentaire. Nul besoin d’identifier l’époque ni le lieu, non, la volonté clairement exprimée est de dépeindre cette relation entre la soignante et le malade, probablement pour rendre hommage au personnel de santé qui, chaque jour, travaille d’arrache-pied pour assurer aux souffrants le réconfort physique et moral qui leur permettra de tenir jusqu’à l’issue que l’on espère favorable.

Nous ne saurons jamais qui sont les protagonistes de cette image imprimée en négatif sur plaque de verre. La photo a près d’un siècle, il pourrait s’agir d’un petit malade de la grippe espagnole qui a ravagé le monde après la fin de la Grande Guerre (1914-1918), ou d’une victime du choléra qui s’est attaqué au Levant une décennie plus tard… Cela n’a de toute manière aucune importance, je pourrais tout aussi bien vous dire que notre petit malade souffre du coronavirus et que l’infirmière travaille à l’hôpital gouvernemental Rafic Hariri : n’était l’absence de sérums et autres accessoires modernes, la scène reste la même et résume ce que nous devons à ce personnel anonyme qui se bat chaque jour contre l’adversité.

La relation entre ces deux êtres réunis par des circonstances malheureuses emplit tout le cadre de la photo. On la dirait décalée à gauche, cette prise de vue, mais en réalité le malade étendu est bien centré, on distingue sous le drap le contour de son petit corps et de ses jambes repliées. Il s’abandonne aux soins de l’infirmière dont la gestuelle est celle du guérisseur. On perçoit presque l’échange d’énergie qui se joue là, dans ce geste réconfortant, infiniment maternel. Cette main posée sur la tête rappelle celle de nos mères quand, petits, nous souffrions de fièvre ou de panique et qu’elles nous caressaient le front dans la nuit pour chasser les pensées effrayantes, et c’est ce même geste que nous leur rendrons quand la situation s’inversera, car ainsi va la vie.

Face à une maladie dont l’issue peut être fatale, il nous reste les prières et puis ce réconfort-là ; celui de ces femmes et de ces hommes qui nous suivent minute après minute, nous lavent, nous changent, supportent nos sautes d’humeur, nos angoisses nocturnes, nos cris de douleur et nos pleurs, nos peurs surtout; qui nous injectent des remèdes et des antalgiques, fidèles soldats obéissant aux ordres. Ces ombres qui se relaient et qui passent, et qui voient passer tout ce que l’humanité produit de souffrance, de peine, de malaises, de délabrement. Et qui, tout en nous soutenant nuit et jour, oublient de penser à elles-mêmes, à leurs dos fatigués, à leur manque de sommeil, à leurs conditions de vie parfois avilissantes. Et le pire est qu’une fois sortis d’affaire, nous oublierons leurs noms et jusqu’à leurs visages.

Avec son voile et sa robe plissée propre et repassée de frais, avec ses mains soignées, avec son visage dénué de fard, avec pour toute coquetterie une perle à l’oreille et une mèche ondulée qui semble échapper à la rigueur du serre-tête, elle n’exprime que de l’amour et de l’abnégation, notre infirmière. Peu importe qui est son patient, ce qui compte est qu’il a besoin d’elle, ce petit être dont on ne sait même pas s’il s’agit d’une fille ou d’un garçon, cet enfant étendu et qui regarde le photographe. On se demande ce qu’il ressent à ce moment-là car il s’efforce de rester placide… Sans doute un mélange de fatigue et de curiosité devant cette séance photo inattendue ?

À l’heure où le virus tant redouté depuis des décennies a fini par nous tomber dessus, perturbant nos existences, ignorant nos querelles, nos différences de couleur, de religion ou que sais-je, à l’heure où nous dépendons entièrement de notre personnel médical qui se donne comme dans une guerre, à l’heure où ces combattants de l’ombre sont confrontés à une menace invisible et implacable au risque de leur propre vie, car tous ne sont que des femmes et des hommes, à l’heure où ils ont plus que jamais besoin de notre soutien, de notre discipline, de notre considération et de notre reconnaissance, cette image nous rappelle que l’amour, la tendresse et le sacrifice sont l’ultime expression de notre condition humaine.

À tous ceux qui sont aujourd’hui à la place de notre petit malade d’il y a cent ans, nous souhaitons un prompt rétablissement. À ceux qui s’en occupent, beaucoup de force et de courage. Quant à nous autres, tout ce qui nous est demandé est de rester confinés, à apprécier le temps qui enfin suspend son vol. Voilà une extraordinaire opportunité de redécouvrir la force sereine que confèrent prière et méditation. Et puis de retrouver la famille, se poser, classer, nettoyer, organiser nos vies et réfléchir à notre destinée ; une opportunité qui ne survient qu’une fois par siècle.


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L’image vous a quelque chose de grandiose et de dérisoire tout à la fois. Dans un décor uniquement composé de draps et où domine une blancheur immaculée, une infirmière est assise auprès d’un enfant malade. Celui-ci, dont on ne voit que le visage, est étendu sur un lit, appuyant sa tête sur la hanche protectrice. Elle pose sur lui un regard où se mêlent une infinie tendresse et le...

commentaires (5)

Cette photo a été prise par un artiste photographe soucieux de l’harmonie et fidèle aux règles de composition en peinture de la renaissance et du XVIIe siècle. Les lignes de force sont tracées par une pyramide surélevée et à base triangulaire, dont le sommet se trouve à la pointe de la tête de l’infirmière. Son avant-bras droit forme la base d’un triangle à l’intérieur de la pyramide qui comprend les deux personnages. Il s’agit d’une œuvre préparée, étudiée soigneusement au préalable. L’autre ligne de force est le tracé horizontal doux et subtil, formé par la rencontre du rideau blanc vertical et le drap blanc qui recouvre tout le corps de l’enfant. La douceur de la ligne horizontale atténue les tensions et le regard est instantanément attiré par les yeux noirs de l’enfant qui forment le centre d’intérêt où convergent les lignes de force. La tête noire de l’enfant contraste avec la blancheur des draps et de la peau de l’infirmière qui pourrait tout aussi bien être une religieuse tant sa coiffe en tissu blanc l’évoque si bien. Qu’elle soit infirmière ou religieuse, cette femme aux paupières baissées symbolise l’amour et la tendresse maternels. La blancheur de sa peau se confond avec celle des draps et reflète la pureté de son âme. G. Boustany nous avait habitué à des photos prises au Liban. Qu’importe! Telles les calamités (comme le Covid-19 qui ravage la terre entière), l’art et la beauté n’ont pas de frontières. Merci M. Boustany.

Hippolyte

13 h 59, le 22 mars 2020

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Commentaires (5)

  • Cette photo a été prise par un artiste photographe soucieux de l’harmonie et fidèle aux règles de composition en peinture de la renaissance et du XVIIe siècle. Les lignes de force sont tracées par une pyramide surélevée et à base triangulaire, dont le sommet se trouve à la pointe de la tête de l’infirmière. Son avant-bras droit forme la base d’un triangle à l’intérieur de la pyramide qui comprend les deux personnages. Il s’agit d’une œuvre préparée, étudiée soigneusement au préalable. L’autre ligne de force est le tracé horizontal doux et subtil, formé par la rencontre du rideau blanc vertical et le drap blanc qui recouvre tout le corps de l’enfant. La douceur de la ligne horizontale atténue les tensions et le regard est instantanément attiré par les yeux noirs de l’enfant qui forment le centre d’intérêt où convergent les lignes de force. La tête noire de l’enfant contraste avec la blancheur des draps et de la peau de l’infirmière qui pourrait tout aussi bien être une religieuse tant sa coiffe en tissu blanc l’évoque si bien. Qu’elle soit infirmière ou religieuse, cette femme aux paupières baissées symbolise l’amour et la tendresse maternels. La blancheur de sa peau se confond avec celle des draps et reflète la pureté de son âme. G. Boustany nous avait habitué à des photos prises au Liban. Qu’importe! Telles les calamités (comme le Covid-19 qui ravage la terre entière), l’art et la beauté n’ont pas de frontières. Merci M. Boustany.

    Hippolyte

    13 h 59, le 22 mars 2020

  • A priori il pourrait s'agir d'une photo pris autre part qu'au Liban ou "Levant". Peut-etre une infirmiere americaine aux etats-unis ?

    Stes David

    12 h 43, le 22 mars 2020

  • Un beau texte qui remet l'église au milieu du village, merci.

    Christine KHALIL

    09 h 34, le 22 mars 2020

  • oui ,réfléchir à la destinée humaine! J.P

    Petmezakis Jacqueline

    09 h 17, le 22 mars 2020

  • WAOW!

    Khawand elissar

    12 h 30, le 21 mars 2020

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