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Lifestyle - La carte du tendre

Le cerf-volant de Jamil


Au verso de la photo, quatre enfants à Manara avec leur cerf-volant, années 1920. Collection Georges Boustany

Comme une personne âgée fatiguée d’avoir trop vécu, cet objet qui frise le siècle semble s’abandonner à un effacement progressif. À le voir dans cet état, on le sent écrasé par le poids d’une mémoire trop ancienne d’où débordent les souvenirs, les rires et les larmes ; les dernières teintes argentiques s’estompent, laissant place à une multitude de taches, moisissures et traces de rouille qui transforment l’image en illusion fantomatique. Les bords s’effritent et deviennent cassants comme de vieux os : l’impitoyable et froide horloge du temps fait son œuvre et le sinistre tic-tac de l’oubli broie ce qui reste de lumière dans les regards. Après tout, ce n’est que justice : contre la photographie qui pensait abolir sa course, le temps se venge par tous les moyens. Au fil de décennies de mauvaise conservation, le blanc immaculé de la jeunesse tourne au sépia, la souplesse à la rigidité, l’arôme chimique du neuf laisse place à un fumet de vieille bibliothèque et d’encens poussiéreux.

Tout cela participe au sursaut d’adrénaline que ressent le collectionneur, tout cela permet aux âmes disparues d’entrer en contact avec lui, et ces regards qui ne regardaient plus reprennent vie après un trop long sommeil : quel miracle !

Et puis parfois se produit un second sursaut d’adrénaline, lorsque des âmes charitables ont laissé des traces au verso, à qui de droit – il faut toujours retourner la photo. Et dans le cas présent, il y a une histoire que l’ancien propriétaire de ce rectangle de carton a voulu laisser à ses successeurs, comme une capsule temporelle. Au dos de cet objet, sa plume pressée a écrit : « Voici leur image, prise le dimanche à Manara. Il y a avec eux le fils de nos voisins. Ils portent leurs habits de fête et leurs chapeaux sont posés devant eux ainsi que le cerf-volant qu’ils ont fait voler au phare : regarde comme il est beau. Ce cerf-volant est le travail de Jamil. Pour le congé de la fête, je lui ai donné 5 piastres et il a acheté des feuilles de papier pour le confectionner, avant de le revendre 20 piastres. J’étais tellement content pour lui, parce qu’il a travaillé, et avec son labeur, il a gagné de l’argent. Avec ses amis, les voilà assis sur les rochers de Raouché. »

En présence d’un tel objet voué aux ordures et sauvé sous forme de scan haute résolution, on ne sait plus où donner du cœur. Quatre garçons des années 1920 sont assis sur des rochers aujourd’hui ensevelis sous la corniche qui borde la plus belle côte de la ville, le cap de Ras Beyrouth. Au centre, le plus âgé est probablement Jamil ; il exhibe avec une fière assurance le fruit de son travail, un magnifique cerf-volant à losanges disposés en croix. Les deux enfants qui l’entourent, assis légèrement en retrait, semblent plus jeunes et lui vouent une admiration discrète. Et puis tout à gauche, il y a le petit bonhomme qui est le « fils de nos voisins », dans sa tenue de matelot typique de ces années-là, il tient même le béret qui va avec et c’est lui qui nous offre le sourire le plus extatique : cette journée, il ne l’oubliera pas de sa vie, pensez donc, une sortie à la campagne, un cerf-volant, le miracle du vol aussi haut que le phare, trois « grands » qui jouent avec lui…

Nos quatre garçons portent tous leurs habits de fête et ont posé devant eux, l’un sur l’autre, deux adorables chapeaux. De quelle fête s’agit-il ? Nous ne le saurons jamais, et quelle importance cela a-t-il ? Nos quatre Beyrouthins passent un agréable moment, immortalisé par le photographe ambulant de Manara, et cela suffit à leur bonheur et au nôtre.

Mais c’est en regardant alentour que le cœur se serre. Ils sont dans un immense terrain vague occupé par la garrigue méditerranéenne, dans laquelle on trouvera sans doute du tayyoun, du ballan et d’autres épineux qui exhalent le parfum véritable de notre littoral. Ici, le vent marin et l’environnement calcaire ne permettent rien d’autre : c’est une côte sans terre arable battue par une brise constante, d’où l’intérêt pour l’activité à laquelle s’adonnent ces enfants. On distingue derrière eux quelques rares promeneurs du dimanche, sinon c’est une steppe avare, entourée par un cirque montagneux où alternent les roches calcaires à nu et cette végétation opiniâtre qui tente le tout pour le tout.

Durant des siècles, ce lieu était le plus éloigné de l’isthme occupé par notre capitale. Les habitants de Beyrouth, qui comptait en 1922 cent quarante mille âmes, y venaient les jours de congé pour respirer l’air frais et plonger un regard mélancolique dans cet horizon bleu qui a avalé tant des leurs. C’était là une excursion gratuite et rapide. Aujourd’hui, cet endroit hérissé de tours onéreuses ne ressemble plus à rien, mais les jours de tempête, il n’est pas rare d’y entendre encore les cris de joie de Jamil et de ses amis.

Du fond de leur image qui s’estompe, ces enfants nous regardent avec un air mitigé, entre consternation et ironie, ou est-ce l’époque détraquée que nous vivons qui nous fait interpréter leur expression de cette façon-là ? On dirait qu’ils ont pitié de ce qu’ils voient.

Jamil et ses amis semblent nous envoyer un message pour nous dire : « Retournez à la nature, vous n’avez que trop détruit cette ville et ce pays. » Pour nous dire également qu’il est temps de reprendre notre destin en main et de nous remettre au travail. Devant la terrible perspective de ce qui nous attend cent ans plus tard, Jamil nous indique la voie à suivre désormais : retroussons nos manches, le plus dur reste à faire.


Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.


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Comme une personne âgée fatiguée d’avoir trop vécu, cet objet qui frise le siècle semble s’abandonner à un effacement progressif. À le voir dans cet état, on le sent écrasé par le poids d’une mémoire trop ancienne d’où débordent les souvenirs, les rires et les larmes ; les dernières teintes argentiques s’estompent, laissant place à une multitude de taches,...

commentaires (2)

C'est un joli paysage. Il faut prendre des mésures pour proteger ce paysage mais ce n'est pas facile ... Un grand probleme me semble que beaucoup de gens de la 'diaspora' libanaise ils ont nostalgie pour leur pays d'origine et ils retournent pour vacances et en faisant cela, le tourisme ruine un peu le littoral. C'est pourtant un probleme de tous les pays de la méditerranée par exemple en Espagne on a aussi une loi du littoral pour proteger la cote mais si on suit l'actualité c'est souvent qu'on lit de "corruption" par exemple tous les politiciens de Marbella sont en prison pour avoir ruiné leurs plages et le littoral.

Stes David

14 h 39, le 22 décembre 2019

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Commentaires (2)

  • C'est un joli paysage. Il faut prendre des mésures pour proteger ce paysage mais ce n'est pas facile ... Un grand probleme me semble que beaucoup de gens de la 'diaspora' libanaise ils ont nostalgie pour leur pays d'origine et ils retournent pour vacances et en faisant cela, le tourisme ruine un peu le littoral. C'est pourtant un probleme de tous les pays de la méditerranée par exemple en Espagne on a aussi une loi du littoral pour proteger la cote mais si on suit l'actualité c'est souvent qu'on lit de "corruption" par exemple tous les politiciens de Marbella sont en prison pour avoir ruiné leurs plages et le littoral.

    Stes David

    14 h 39, le 22 décembre 2019

  • HELAS ! EN CREANT LE FLEUVE DU TEMPS LE CREATEUR LA CONCU POUR COULER EN AVAL ET JAMAIS EN AMONT. IL COULE ET NOUS COULONS !

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 56, le 22 décembre 2019

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