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Lifestyle - La carte du tendre

Dernier printemps avant l’indépendance

Abraham Hagopian et son ami sur l’avenue des Français, 12 juin 1943. Traitement @colorize.lebanon. Collection Georges Boustany.

Dans La machine à explorer le temps d’Herbert George Wells (1895), le narrateur parvient à fuir son époque grâce à un engin de son invention. N’est-ce pas un peu ce que nous faisons dans cette rubrique ? Notre pays change si vite que chaque photographie en devient une time machine digne d’un roman de science-fiction. Celle d’aujourd’hui nous emmène au 12 juin 1943, comme précisé au verso. C’est un samedi, veille de Pentecôte, le soleil de fin de journée s’attarde au-dessus d’une mer d’huile. Tout est calme et serein au Liban, passé sous contrôle des Alliés depuis la défaite et le démantèlement de l’Armée française du Levant (Vichyste) deux ans plus tôt, mais ailleurs dans le monde, la Seconde Guerre mondiale fait rage. Calme et serein ? Pas si vite : dans neuf jours s’achève le dernier printemps avant l’indépendance. Le cadre de cette image est une des plus belles réalisations du mandat français qui arrive à son terme.

Oui, nous sommes bien à Beyrouth, avenue des Français. Voici Abraham Hagopian et son ami, surpris par un photographe ambulant en pleine promenade le long du bord de mer. Abraham, menuisier de son état, costume bleu marine parfaitement boutonné, adore marcher à cet endroit et s’y faire tirer le portrait, laissant au collectionneur, 77 ans plus tard, une série de photos prises ici en compagnie de ses amis, de sa femme, de ses enfants, bref de tous ceux qui veulent bien l’accompagner.

Ce samedi-là, Abraham marche donc d’un pas alerte avec son ami aux chaussures blanches qui a l’air de lui vouer une affection respectueuse. Il s’avance avec l’allure du conquérant, main dans la poche, prêt à être « surpris » par le photographe qu’il attend et qui l’attend, et ce dernier qui le connaît très bien tient à ce que la prise soit réussie : il prend le temps d’ajuster sa caméra pour une mise au point parfaite, de la position des personnages à la douce lumière de fin d’après-midi et jusqu’au point de fuite qui permet d’embrasser la plus belle partie du décor.

Et quel décor… Pour le voyageur venu de 2020, l’avenue des Français de 1943 ne peut pas être située à Beyrouth ; non, notre Beyrouth ne ressemble en rien à ceci. Les Français, à leur arrivée en 1918, n’avaient trouvé à cet endroit qu’un remblai ayant permis d’élargir le front de mer et dans lequel les Ottomans avaient recyclé tous les débris des vieux souks qu’ils avaient détruits en 1915. La proximité de la mer, le dénivelé (une falaise calcaire) leur avaient donné l’idée d’y jeter le tout-venant et d’en faire une large corniche, mettant en valeur un quartier réputé pour ses beaux hôtels depuis 1845.

En 1920, les Français dotent cette corniche d’une rambarde de pierre taillée et de dalles de roche ferni jaune du plus bel effet, la même roche utilisée sur toutes les bordures des trottoirs de Beyrouth. Le mandataire va apporter à ce quartier tout son savoir-faire et y installer le monument aux morts de l’Armée française du Levant que nous avons déjà eu l’occasion de visiter. Cette rue, devenue la plus belle du Beyrouth des années folles, sera naturellement baptisée avenue des Français. Et à voir le résultat en 1943, maintenant que le temps y a apposé sa patine, on ne peut qu’être impressionné par l’harmonie des couleurs et la beauté intemporelle du lieu.

Abraham et son ami marchent vers le Hajj Daoud, le plus célèbre café sur pilotis de l’époque, longeant un bâtiment à arcades derrière lequel se trouve le cimetière de Santiyé. Face à eux, la grande bleue s’étend à l’infini. Ils profitent de la température et de l’humidité encore douces avant la moiteur estivale. Voilà pour ce qu’on ne voit pas.

Mais ce qu’on voit n’est pas moins poignant : le quartier est saisi sur le vif jusqu’au fameux Grand Hôtel d’Orient, arcades triples et toit rouge, à l’extrême droite. Construit en 1849, il est un des plus anciens de la capitale. Au centre, on aperçoit le non moins fameux hôtel Normandy, avec sa façade arrondie d’où la vue doit être saisissante. Au centre, autour du monument aux morts s’élancent, comme des feux d’artifice, des palmiers de l’âge du mandat.

Il y a l’urbanisme d’un luxe ostentatoire, il y a aussi la misère qui vient chercher dans les beaux quartiers de quoi subsister : ces enfants derrière Abraham sont là pour mendier. Le petit garçon accroupi n’a même pas de quoi s’acheter la panoplie du cireur de chaussures, il s’abrite des rayons du soleil après une journée épuisante. Plus loin, sa sœur fait la manche. En prolongeant la vue à l’arrière, on aperçoit un militaire au physique européen, en bermuda et chemise kaki, petit rappel du contexte international. Au loin se presse une foule dense de flâneurs, car c’est ici que l’on prend l’air à deux pas de la vieille ville.

Que dire de plus au moment où il nous faut retourner à notre chaos ? Maudire jusqu’à la fin des temps (mais cela ne suffirait pas) ceux qui ont détruit cet héritage ? À la suite de la « guerre des deux ans » de 1975-1976, les pouvoirs publics auront l’idée extraordinaire de jeter les débris et les ordures de la ville dans cette baie, à la manière des Ottomans. Le jour où un premier bulldozer d’Oger Liban a détruit cette rambarde, je me demande à quoi pensait son conducteur. C’est ainsi qu’est né le dépotoir du Normandy, remblai colossal composé de la mémoire d’une ville littéralement balancée à la mer. Aujourd’hui pompeusement appelé Waterfront, le vaste désert assaini se termine sur Zaitunay Bay, qui a remplacé la baie du Saint-Georges dans une Saint-Barthélemy urbanistique.

« On n’arrête pas le progrès », dit l’adage, mais dans notre pays rien ne semble pouvoir arrêter la régression, et ces images sont tout ce qui nous reste pour mesurer les ravages de l’ignorance et de la cupidité.


*Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.


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commentaires (5)

Un petit "plus" : Le "bâtiment à arcade" est "Qahwet el-Hamra", le monument aux morts de l'armée française fut transféré à Nahr-el-Kalb, à droite l'hôtel Bassoul en face le Kit Kat. L'hôtel Bassoul avait servi de QG de la Commissionb d'armistice italo-allemande entre mai 1940 et juillet 1941.

Un Libanais

17 h 53, le 19 janvier 2020

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Commentaires (5)

  • Un petit "plus" : Le "bâtiment à arcade" est "Qahwet el-Hamra", le monument aux morts de l'armée française fut transféré à Nahr-el-Kalb, à droite l'hôtel Bassoul en face le Kit Kat. L'hôtel Bassoul avait servi de QG de la Commissionb d'armistice italo-allemande entre mai 1940 et juillet 1941.

    Un Libanais

    17 h 53, le 19 janvier 2020

  • Le bras gauche de ce monsieur ne semble pas tres naturel, c'est comme ci c'est fait avec 'Photoshop', c'est peut-etre le resultat de traitement "colorize.lebanon" car les couleurs de cette photo ne sont peut-etre pas les couleurs originaux ?? Comparer avec l'article derniere "la dégradation des couleurs" dans "Quand vient le vent mauvais" avec exactement aussi une photo des 1940 avec 'négatifs qui ont viré au rose', ici dans cette photo les couleurs sont tres clairs.

    Stes David

    09 h 37, le 19 janvier 2020

  • Il faut a tout prix rassembler tous ces merveilleux articles et photos dans un livre souvenir.

    Michel Fayad

    04 h 46, le 19 janvier 2020

  • Sans le mandat de la France Beyrouth aurait-elle été autre chose qu'une préfecture d'un royaume arabe qui aurait Damas pour capitale !

    yves gautron

    04 h 12, le 19 janvier 2020

  • L'occasion, une fois de plus, de saluer le magnifique travail de mémoire fait par GB tout en déplorant, une fois de plus, ses éloges appuyés à "l'action civilisatrice" du mandataire.

    Marionet

    09 h 18, le 18 janvier 2020

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