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Lifestyle - La Carte du Tendre

Si tu veux apprendre à prier, va à la mer

La crique de Aïn el-Mreissé dans les années trente. Collection Georges Boustany.

Notre pays est le plus beau du monde. Face à une terre au relief écorché vif, matrice féconde ouverte sur une plaine rousse, brune ou blonde au fil des saisons, face à des massifs qui montent d’un coup et si haut qu’ils peuvent dérober les secrets des étoiles, face à des forêts grandes comme un mouchoir de poche mais où Alice peut se perdre sans espoir de retour, face à une contrée qui n’a pas connu une seule décennie d’ennui depuis que le Rédempteur l’a foulée de ses pieds, face aux silences que trouble l’audace des grillons saluant la lune quand vient le soir, face à nos corps qui n’en peuvent plus, il y a la mer.

« Si tu veux apprendre à prier, va à la mer », disent les Bretons. Rien qu’à voir cette immensité dont la beauté vous arrache les larmes comme pour récupérer ses petits, l’esprit malmené se relâche, le temps s’oublie, l’horloge de grand-père dans la pénombre suspend son tocsin, la vie se pose comme une feuille morte. Pourtant, cette platitude masquée sous toutes les couleurs de l’arc-en-ciel est elle aussi capable de folies, et bien plus meurtrières ; s’engage alors un effroyable combat entre ce pays et sa mer, et quand cela arrive, le Liban n’est plus rien, rien qu’un enfant assis au bord du torrent, le regard effaré devant tant de violence incontrôlée.

Au point exact où se rencontrent ces deux aliénations, il y a un monde en sursis, menacé tantôt d’un côté, tantôt de l’autre : de la terre, on l’agresse à coup de fric et de pelleteuses, de camions-bennes et d’empiétements, de remblais et d’entorses urbanistiques actées par des corrompus ; du large, l’épée de Damoclès peut s’abattre à tout moment. Tempête, raz-de-marée, houle furieuse, vague scélérate, n’importe quel battement d’aile du papillon peut l’anéantir dans un fracas d’écume.

Nous avons mis du temps à identifier cette vue et les plus chevronnés s’y sont cassé les dents. Pourtant, la photographie date du début des années 1930, un clin d’œil au regard de l’histoire, mais Beyrouth est un Janus aux mille visages... Le point de repère aura été l’ensemble de récifs que l’on aperçoit à droite, et qui figurent sur toutes les photos de l’endroit jusqu’à la fin des années 1960, véritable empreinte digitale confondant à coup sûr son suspect.

C’est un petit port de pêche comme il en existait depuis des éons le long de la côte levantine. Logé dans une anse minuscule, il est totalement à la merci de la mer qui le fait vivre et peut le faire mourir d’une chiquenaude. Pour se protéger de la houle, les pêcheurs ont construit des terrasses de bois surélevées, espérant que les vagues ne rencontreraient que des pilotis sur leur passage. Celle de gauche, la plus exposée, est donc plus haute. Elle a été bâtie sur la plateforme rocheuse et on a tenté tant bien que mal de la doter d’un muret de pierres histoire de la consolider, oubliant qu’il faut offrir à Neptune le moins de résistance possible. Cette terrasse ne semble pas avoir de fonction particulière autre que celle de servir de lieu de repos et de pieuse méditation : une chaise de paille orpheline en témoigne.

L’autre terrasse, au centre de l’image, a les pieds dans l’eau et ressemble à un échassier rhumatisant, mais là se déroule le véritable travail de préparation des pêcheurs. On en voit deux qui nettoient et ramendent leurs filets pendus sur une corde retour de campagne. En haut de l’escalier d’accès, l’un d’eux a posé le veston qui le protégeait de l’air frisquet du petit matin.

Tout autour se déploie un microcosme : sur la grève où s’entassent barques et périssoires de tailles diverses, on a accroché les filets prêts à l’emploi. L’ensemble fleure ce cocktail unique d’algue pourrie, de sel et de poisson. Dans l’eau peu profonde, d’autres barques sont attachées et se préparent à sortir à la tombée du jour : cette nuit comme toutes les nuits, les citadins qui observeront l’horizon verront des dizaines de lucioles percer le noir encre de seiche ; comment, à ce moment-là, ne pas retomber amoureux de cette ville une énième fois ?

Les pêcheurs reviendront au petit matin, chargés d’un poisson au regard vif servi le jour même dans une foule de petits restaurants, plages et hôtels pris d’assaut par un autre monde, celui des touristes, des expatriés français et des locaux. Et puisque nous parlons de plages, prolongeons le regard jusqu’au bout de cette baie parsemée de récifs : construit sur ce cap que l’on nomme Ras Minet el-Hosn, on aperçoit le bain Ajram – la première plage réservée aux femmes, une révolution – ainsi qu’un ensemble hétéroclite de bâtiments à vocation balnéaire. À droite, hors cadre, se dressera bientôt le prestigieux hôtel Saint-Georges, premier palace de l’âge d’or libanais.

Vous avez sans doute deviné où nous nous trouvons : cette crique est celle de Aïn el-Mreissé et ces rochers vont être investis par le bain al-Jamal, où les citadins viendront nager dans l’eau claire et déguster la pêche du jour. Juste derrière nous, de l’autre côté de la route, à l’exact endroit où se terminera la Corniche jusqu’en 1974, s’élèvera l’ambassade américaine finalement dynamitée en 1983. On pourrait se dire qu’un tel éden devait être protégé par des lois radicales, mais non, il a fallu que les automobiles l’emportent. Ces récifs servent aujourd’hui d’appui au pont qui enjambe la crique pour prolonger la Corniche jusqu’à Minet el-Hosn. Les pêcheurs, eux, se sont réfugiés à Dalié d’où on essaie encore une fois de les déloger, car le seul dieu qui règne désormais sur cette ville est le billet vert de George Washington.

Notre pays est le plus beau du monde, mais ce que nous en faisons est une tout autre histoire.

Merci tout particulièrement à Léa Paulikevitch, mais aussi à Marc Chelhot, Gaby Daher, Imad Kozem, Fadi Maassarani et Camille Tarazi pour leur participation aux recherches autour de cette mystérieuse image.

Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.


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