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Lifestyle - La carte du tendre

Quand vient le vent mauvais

Quand vient le vent mauvais

Les sanglots longs

Des violons

De l’automne

Blessent mon cœur

D’une langueur

Monotone.

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l’heure,

Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure

Et je m’en vais

Au vent mauvais

Qui m’emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte.

Paul Verlaine, « Poèmes saturniens ».


Il arrive que des photographies vous murmurent des titres, des phrases ou même des textes complets, et cette rubrique en est une illustration. Parfois même, un emprunt s’impose. Nous aurions pu accompagner l’image d’aujourd’hui de la Chanson d’automne de Paul Verlaine et nous en tenir là car tout y est dit : la décrue du jour et de l’humeur, la brise des idées sombres qui tournoie comme un vautour, la nostalgie qui transforme les souvenirs heureux en dague imbibée de curare, la venue de l’hiver à pas de loup et puis, au bout du chemin, la fin qui s’annonce, inéluctable.

Curieusement, l’artiste anonyme qui nous a laissé une série époustouflante de négatifs de l’âge d’or, dont cette image est tirée, n’a fait que la moitié du travail : le temps s’est chargé du reste. Très mal conservés, soumis à une lumière trop forte – comment en vouloir à notre soleil –, ces négatifs ont viré au rose. Le résultat de la collaboration entre le photographe dont nous ne savons plus rien et la nature, artiste suprême, est donc ce drame chromatique du gris-rosé dans les paysages nuageux dont notre inconnu raffolait particulièrement.

Voici la forêt des pins de Beyrouth à la fin des années 1940 : au loin à droite, on reconnaît la chaîne montagneuse qui borde notre capitale, et sur laquelle s’accroche un ciel menaçant qui ne laisse, malgré une trouée d’un bleu maladif, aucun espoir de rémission.

Oui, ceci est une vue de Beyrouth prise du sud-ouest, et on a du mal à croire qu’il y a à peine 70 ans, c’est le paysage que l’on pouvait admirer à dix minutes du centre-ville. Plantés par Fakhreddine qui les avait rapportés de Toscane, les pins avaient colonisé la majeure partie du Mont-Liban. Au milieu du siècle dernier, ils ceinturaient la capitale et le percement de la route de l’aéroport à travers cette magnifique forêt avait donné lieu à d’âpres disputes parlementaires car, pris d’un rare cas de conscience, certains de nos dirigeants étaient horrifiés du massacre de milliers de pins centenaires. Les vues de nuit prises à la même époque, en descendant de la montagne vers Beyrouth, sont éloquentes : un noir complet ceinturait la ville, qui ne brillait de lumière électrique qu’à l’horizon du port et le long de routes étroites. Pour le reste, c’était le noir absolu, et ce noir, c’était la forêt de Fakhreddine.

On imagine les bienfaits d’une telle couverture végétale sur la vie des 300 000 Beyrouthins d’avant 1950 : au printemps, une promenade salutaire, un bol d’oxygène et le parfum assainissant de ces résineux, une vraie cure de santé. À l’été, une ombre fraîche, idéale pour pique-niquer au chant des cigales, pendant que les enfants jouent dans le sable rouge. En automne, une récolte abondante de pignons de pin dont notre cuisine est si friande. Et puis, à la morte saison, une protection contre le vent mauvais, celui du sud-ouest, al-ebli comme l’appellent les agriculteurs avec crainte, celui face auquel il faut ériger des défenses naturelles pour préserver ce qui peut l’être.

On les voit sur l’image, ces pins qui brisent aujourd’hui nos cœurs par leur absence. Il y en a tellement qu’on ne peut pas en compter les troncs, et ces arbres luttent déjà pour leur survie. Au fond, ils sont agressés par l’extension de Beyrouth le long de la route de Damas ; quelques immeubles de quatre et cinq étages tentent une percée à Furn el-Chebbak. À droite passe la route qui mène au chantier de l’aéroport de Khaldé et plus loin à Saïda. Et là où se tient le photographe, voici une dune de sable haute d’une vingtaine de mètres qui s’avance vers la forêt, poussée par le ebli au fil des siècles : les pins la retiennent de leur mieux, et s’engage une danse de la vie et de la mort entre ces arbres longilignes tordus par le vent maritime et le sable qu’ils retiennent et qui paradoxalement les protège.

Ces pins qui se serrent comme un peuple assiégé sont une image de notre destinée. Des airs, de la mer et du sable, ils sont menacés et ne doivent leur survie qu’à leur nombre et leur solidarité. Le temps et la dégradation des couleurs, et surtout ce vert, que l’on imagine vif sous le soleil d’été et qui a pris un aspect gris et sans espoir, ajoutent à l’aspect dramatique de la scène. Quand on sait ce qu’ils deviendront, cette image revêt une symbolique encore plus poignante, car ce sont là les derniers instants d’une forêt tricentenaire qui n’a jamais reçu la protection qu’elle méritait.

En ce début d’année 2020, nous sommes cette forêt de pins qui se serrent et se soutiennent comme ils peuvent. D’une mer en furie le vent mauvais monte, charriant des embruns de sel poisseux ; le ciel s’apprête à nous pilonner de foudre et de grêle, le désert s’avance grain après grain. Regardez ces arbres : leur force réside dans leur densité. Unis, nous pouvons tenir. Désunis, nous sommes finis.

Que l’on nous permette cependant de rêver : notre vent mauvais n’est pas éternel, et face à notre détermination, il finira par baisser sa faux. Gageons même que plus fort il soufflera, plus entreprenants nous serons face à lui. Et un jour, un jour certain, les rayons du soleil traverseront la chape grise ; un jour, de jeunes pousses qui percent partout la pourriture formeront une nouvelle forêt : après tout, les habitants de cette contrée savent depuis des millénaires que pour ressusciter, il faut d’abord mourir.

Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.



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Les sanglots longsDes violonsDe l’automneBlessent mon cœurD’une langueurMonotone.Tout suffocantEt blême, quandSonne l’heure,Je me souviensDes jours anciensEt je pleureEt je m’en vaisAu vent mauvaisQui m’emporteDeçà, delà,Pareil à laFeuille morte.Paul Verlaine, « Poèmes saturniens ».Il arrive que des photographies vous murmurent des titres, des phrases ou même des...

commentaires (4)

Ni sanglots ni nostalgie, rien que "la Valse des Regrets". Non seulement on coupe les arbres centenaires mais on change aussi le nom des lieux. A Sarba (Kesrouan) il y avait deux pinèdes."Snoubar el-fouqani" au sud et "Snoubar el-tehtani" au nord". La première a complètement disparu sous les béton. La seconde, plus grande surnommée "Kaslik" car elle était une caserne permanente des armées ottomanes entre 1516 et 1918, d'ailleurs " kaslik" vient de "kislek" ou caserne en turc. Qui dit caserne dit coupe d'arbres pour faire de l'espace. Puis vinrent l'armée française en 1939, puis australienne en 1941, puis française en 1944 jusqu'au 31/12/1946. Le Président Béchara el-Khoury était venu construire une villa en 1947, suivi par Michel Chiha puis, puis... Le Libanais n'aime ni les arbres ni les rochers.

Un Libanais

12 h 14, le 05 janvier 2020

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Commentaires (4)

  • Ni sanglots ni nostalgie, rien que "la Valse des Regrets". Non seulement on coupe les arbres centenaires mais on change aussi le nom des lieux. A Sarba (Kesrouan) il y avait deux pinèdes."Snoubar el-fouqani" au sud et "Snoubar el-tehtani" au nord". La première a complètement disparu sous les béton. La seconde, plus grande surnommée "Kaslik" car elle était une caserne permanente des armées ottomanes entre 1516 et 1918, d'ailleurs " kaslik" vient de "kislek" ou caserne en turc. Qui dit caserne dit coupe d'arbres pour faire de l'espace. Puis vinrent l'armée française en 1939, puis australienne en 1941, puis française en 1944 jusqu'au 31/12/1946. Le Président Béchara el-Khoury était venu construire une villa en 1947, suivi par Michel Chiha puis, puis... Le Libanais n'aime ni les arbres ni les rochers.

    Un Libanais

    12 h 14, le 05 janvier 2020

  • Les libanais sont toujours a la rechereche du temps perdu

    Mounir Sader

    10 h 19, le 05 janvier 2020

  • oui ,l'espoir est l'arme la plus forte des révoltés ,après leur courage.J.P

    Petmezakis Jacqueline

    00 h 42, le 05 janvier 2020

  • Il faut faire attention pourtant de ne pas regarder les choses avec nostalgie; ce forêt avait probablement une 'raison d'être' economique , et non pas une destination ou un but de recreation. Normallement dans le passe le forêt etait exploite economiquement, ce n'etait pas un endroit pour se promener et se reposer. Peut-etre il y avait meme des lois dans le passe ("fagotage") qui interdisait les gens simples d'entrer ce forêt qui peut-etre etait exclusif pour le proprietaire. Dans les lois francais et peut-etre il y avait des situations similaires dans l'empire ottomane au Liban, les paysans avaient des droits sur les biens communaux forestiers mais ils devaient payer pour passer ou de 'jouir' de ce forêt qui n'etait pas un 'parc' dans le sens moderne.

    Stes David

    15 h 55, le 04 janvier 2020

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