La journée d’hier au centre-ville de Beyrouth, entre les places des Martyrs et de Riad el-Solh, ne peut être qualifiée que d’historique. Comme dans les autres foyers de mobilisation à travers le pays, l’annonce de la démission du gouvernement par son chef, Saad Hariri, y a été accueillie par des cris de joie.
La journée avait pourtant très mal commencé.
Au treizième jour de la mobilisation inédite contre la classe politique libanaise, des partisans du Hezbollah et d’Amal ont afflué, à la mi-journée, au centre-ville pour y attaquer les manifestants pacifiques. Après des altercations tendues sur la voie express du ring, tout proche entre des partisans des deux formations et des manifestants qui ferment cet axe principal de la ville depuis plusieurs jours, la situation a vite dégénéré. Le centre-ville était visiblement désigné comme l’étape suivante : des centaines de jeunes à mobylettes se sont alors dirigés vers les tentes érigées par les manifestants dans les deux places, peu nombreux à cette heure de la journée. Armés de bâtons, ils ont tout saccagé sur leur passage. Ils ne se sont pas limités au matériel. Plusieurs dizaines de « chemises noires » ont également agressé les manifestants, avant que la brigade antiémeute n’intervienne pour stopper les affrontements.
Il a fallu que les agents de l’ordre forment une véritable barrière humaine, entre les assaillants et les manifestants, pour réussir à empêcher les partisans du Hezbollah de dépasser le ring.
Nay Rahi, 32 ans, a été témoin des actes de violence, retransmis en direct sur toutes les chaînes locales. Cette enseignante universitaire a reçu plusieurs coups de bâtons, alors qu’elle tentait de filmer la scène. « J’ai reçu un coup au visage, un autre sur l’épaule et un troisième sur le bras. Ils voulaient m’empêcher de filmer », dit-elle. « Un policier des forces antiémeute m’a alors aidée en m’exfiltrant vers un endroit plus sûr. Mais j’ai été copieusement insultée par les partisans du parti chiite », raconte la jeune femme. « Nous avons certes été attaqués sauvagement. Mais ça ne veut pas dire que ces personnes sont contre nous, elles sont manipulées. Il s’agit juste d’une tactique pour que les Libanais entrent en confrontation. Au final, nos demandes, c’est pour eux aussi que nous les faisons », ajoute-t-elle.
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Tentes incendiées
En dépit de leurs efforts, les agents de l’ordre ne parviennent pas à contenir les partisans du Hezbollah. Peu avant 15 heures, la place des Martyrs ressemble à une scène de guerre. De loin, l’on peut voir des colonnes de fumée s’élever du centre-ville, cœur de la mobilisation. En quelques minutes, tout, absolument tout, est dévasté : des petites tentes dressées sur la pelouse de la statue des Martyrs aux tentes plus imposantes de la société civile dans le parking central et celui de l’immeuble des lazaristes, il ne reste pratiquement plus rien. Les bâches sont déchirées, les échafaudages à terre, d’autres structures ont été incendiées. Le sol est jonché d’objets en tout genre. « Ils ont frappé des hommes et des jeunes, sans faire aucune différence », lâche un témoin, sous le choc.
Les « chemises noires » n’épargnent rien : l’un d’eux s’acharne sur la structure montée en forme de bras surmonté d’un poing fermé symbolisant la révolution, installée devant la plate-forme centrale, sur la place des Martyrs. Il est arrêté par un agent de l’ordre. Les esprits sont échauffés : de jeunes manifestants, qui tentent de raisonner un partisan du Hezbollah plus âgé, finissent par lui demander d’arrêter « ses propos confessionnels ». Cris et injures fusent de toutes parts.
Les forces antiémeute se trouvent là en grand nombre, mais c’est l’intervention d’une imposante unité de l’armée qui allait faire la différence. Dès l’arrivée des soldats, le centre-ville devient le théâtre de scènes de course-poursuite avec les mobylettes des assaillants. Beaucoup d’entre eux se dirigent plus haut, vers la bifurcation qui mène au ring. La stratégie des forces de l’ordre, FSI et armée, est de boucler autant que possible toutes les issues. Tout cela n’entame pas la détermination des assaillants qui, outre leurs slogans favorables à leurs leaders politiques scandés à tue-tête, n’hésitent pas à lancer des propos provocateurs comme : « Ça, c’est la révolution ! » La course-poursuite se prolonge quelques instants avant la disparition définitive des mobylettes, reléguées vers les quartiers plus hauts.
(Repère : Du début du soulèvement à la démission de Hariri : retour sur 13 jours de révolte inédite au Liban)
« Notre mouvement aconfessionnel les provoque »
Une fois que les assaillants ont reflué, sur la place des Martyrs, les manifestants accusent le coup. « J’ai été protégée par la Croix-Rouge libanaise et la Défense civile, alors que les FSI ne bronchaient pas », lance, outrée, une jeune femme, membre de la Campagne nationale pour la protection de la plaine de Bisri, qui se trouvait sous la tente de la campagne au moment de l’attaque. La jeune femme a une blessure à la tête, dont elle impute la responsabilité à « un partisan du Hezbollah ». Autour d’elle, ils sont nombreux à critiquer la « neutralité surprenante » des forces de l’ordre.
Sur la place Riad el-Solh, malgré le départ des assaillants, les manifestants restent très tendus. Leur positionnement est difficile, la place étant une sorte d’impasse, avec en toile de fond le Grand Sérail, devant lequel sont tendus d’imposants barbelés. Là aussi, les tentes ont été démolies et plusieurs blessés sont à terre. « Ils se sont précipités vers nous à partir du ring, d’une manière soudaine, raconte une jeune manifestante, visiblement secouée. Ils ont jeté des pierres et des bâtons sur les manifestants et criaient “Shi’a ! Shi’a” (chiites). Peut-être que notre mouvement, qui a transcendé les barrières confessionnelles, les provoque. »
Une dame d’un certain âge tremble de tout son corps. Les insultes lancées par les partisans du Hezbollah aux manifestants l’ont plongée dans une profonde colère. « Je suis moi-même de la banlieue sud, et je dénonce tout discours confessionnel, dit-elle. En tout cas, je n’ai peur de rien. J’ai cinq garçons, ils feront la révolution après moi si je m’en vais ! »
Moustapha Chaar, responsable de la campagne « Ma nationalité, ma dignité », qui milite pour le droit des femmes à octroyer leur nationalité à leurs enfants nés d’un père étranger, a vu les deux tentes de son groupe détruites et pillées. « Nous étions à peine 25 personnes sur cette place, entre femmes, enfants et hommes désarmés, dit-il. Pourquoi les forces de l’ordre n’ont-elles pas réagi ? »
« L’oppression à l’ancienne ne marche plus »
Pour tous ceux qui étaient sur la place hier, il est clair que cette éruption de violence n’a pas été décidée par hasard : l’annonce d’une démission du Premier ministre Saad Hariri était pressentie depuis le matin. Fouad Abou Nader, président de l’organisation Nawraj, fait aisément le lien. « Cette violence est une réponse à une démission dont (ces partis) veulent ou ne veulent pas, dit-il. Les tensions accélèrent sans nul doute les développements politiques. » Commentant les violences des « chemises noires » qu’il n’hésite pas à qualifier d’« actes d’oppression », il estime que « cette oppression à l’ancienne ne marche plus, les gens vont y répondre en remplissant les places ». Les événements de la soirée lui donneront raison.
Pour sa part, Neemat Badreddine, militante au sein du groupe « Bedna Nhasseb », reste prudente. « Le Premier ministre démissionne pour mettre ses propres alliés au pied du mur, pas en réponse aux manifestations », affirme-t-elle.
Quelques minutes plus tard, Saad Hariri apparaît sur les écrans et annonce qu’il va remettre sa démission au président Aoun. L’explosion de joie est immédiate et vient balayer les mauvais moments passés plus tôt. Le centre-ville résonne de « mabrouk », partout les manifestants s’enlacent, les visages se couvrent de sourires, l’on voit, ici et là, quelques larmes de joie. « Ce n’est qu’une petite étape, la lutte n’en est qu’à ses débuts », affirment la plupart des manifestants. Mais cette « petite étape » est un pas déjà énorme. La jeune Fatima, dont le visage est barré d’un large sourire, lance : « Je ne compte pas revivre ce que mes parents ont vécu, ni accepter comme eux de me soumettre à un zaïm pour obtenir ce dont j’ai besoin. C’est une question de dignité. » À ses côtés, Mohammad renchérit : « Je sais que les difficultés ne font peut-être que commencer, mais nous n’avons pas peur ! »
« Nous n’avons pas peur »… Des mots souvent entendus, hier après-midi, dans le centre-ville de Beyrouth. Quelques heures auront suffi pour passer de la violence à l’effervescence : vers 17h, les manifestants étaient déjà en train de reconstruire leurs tentes sur les deux places…
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commentaires (16)
Bon, on va dire à sa décharge qu’il ne savait peut-être pas qu’il tapait sur une femme. Elles sont tellement bien camouflées chez eux qu’il ne doit pas savoir à quoi ça ressemble...
Gros Gnon
18 h 21, le 30 octobre 2019