Il y aura – ou du moins il doit y avoir – un avant et un après 17 octobre. La révolution sans précédent qu’a connue le Liban lors de ces deux semaines historiques ne peut pas – et ne doit impérativement pas – rester sans lendemain. La démission du gouvernement de Saad Hariri représente un premier pas. Elle devrait être le début d’un long parcours. Elle doit donner le coup d’envoi d’une sérieuse remise en question des pratiques du pouvoir, d’un profond changement des mentalités au niveau des dirigeants en charge de la gestion des affaires publiques.
Jusqu’à présent, plus particulièrement au cours des dernières années, certains des hauts responsables officiels (pas nécessairement tous) se comportaient dans leur exercice du pouvoir comme si le pays était pour eux un grand Monopoly ! En se transposant quelque peu sur ce jeu de société, c’était pour ces responsables à qui achèterait le plus grand nombre de « villes », à qui construirait le plus grand nombre d’hôtels ou de maisons, sans se soucier de ce qui se passait autour d’eux. L’affairisme poussé jusqu’à ses derniers retranchements… Les problèmes de la vie quotidienne de la population, ça pouvait attendre.
Il en a résulté une totale déliquescence des services publics, un délabrement des infrastructures étatiques de base, l’absence d’une politique sociale et d’une stratégie de développement dans tous les domaines. Le citoyen paye des taxes pour uniquement assurer les salaires des fonctionnaires et couvrir le service de la dette publique. Qu’a-t-il en contrepartie? Un bon réseau routier ? L’approvisionnement en électricité ? En eau potable ? Le traitement des déchets ? Des hôpitaux gouvernementaux performants? Des transports publics ? Un plan d’urbanisme ? Des écoles publiques d’un niveau respectable ? Des allocations chômage ? Une assurance vieillesse? Rien de tout cela… Les taxes et les impôts ne servent qu’à couvrir le déficit d’Électricité du Liban et les dépenses de fonctionnement d’un appareil d’État qui ploie sous le poids de fonctionnaires en surnombre, du fait du clientélisme débordant de ceux qui s’arrachent les cases de leur Monopoly, et pour qui les administrations publiques ne sont qu’une simple poule aux œufs d’or.
(Lire aussi : D’une pierre trois coups, l'éditorial de Issa GORAIEB)
Le formidable élan citoyen des jeunes, des citoyens de tous âges et de tous horizons, qui ont maintenu quotidiennement la flamme du mouvement révolutionnaire des derniers jours, dans toutes les régions du pays, du nord au sud, est une réaction spontanée à une telle politique de laisser-faire, laisser-aller. Cet élan enthousiaste est l’expression d’un ras-le-bol de toute une jeunesse, des universitaires, des cadres, des adolescents, des ouvriers, des salariés, des pères et des mères de famille qui avaient perdu espoir dans leur pays et qui, l’espace d’un matin, ont eu l’opportunité d’occuper les places publiques pour crier haut et fort leur désarroi, mais de manière non violente et dans une atmosphère joyeuse et bon enfant. L’engouement des jeunes à descendre dans la rue pour exprimer librement leurs aspirations citoyennes a fait revivre en eux le rêve, l’espoir en la possibilité d’édifier un pays qui soit réellement à la hauteur de leurs légitimes ambitions.
C’est cet espoir manifesté dans la bonne humeur par une jeunesse jusque-là désemparée que certains hauts responsables ne semblent pas avoir perçu à sa juste valeur. Cet espoir inespéré a failli être brisé hier par les hordes de miliciens du Hezbollah et d’Amal qui se sont rués comme des fauves sauvages et enragés sur les lieux de rassemblements pacifiques dans le centre-ville de Beyrouth. C’est cet espoir qui renaît parmi les jeunes qu’il serait criminel de banaliser, de négliger et de briser. Et c’est dans ce sens qu’il doit y avoir un après et un avant 17 octobre.
Les responsables politiques, quels qu’ils soient, ne peuvent pas aujourd’hui ne pas engager une réflexion profonde sur les causes réelles de la révolution qui secoue le pays depuis deux semaines. Les directoires du Hezbollah et d’Amal ne peuvent pas ne pas réfléchir à l’effet désastreux – pour leur image à eux – que laissera dans la mémoire des Libanais le spectacle inacceptable des hordes enragées qu’ils ont lâchées hier dans le centre-ville. Il serait en outre irrationnel que le ministre Gebran Bassil ne se livre pas à une remise en question de sa ligne de conduite, en réfléchissant aux raisons qui ont fait de lui le ministre le plus haï de la République. Et, surtout, il n’est plus tolérable désormais que les officiels qui seront en charge de la gestion des affaires publiques ne s’emploient pas sérieusement à trouver les solutions adéquates aux multiples problèmes socio-économiques auxquels est confrontée depuis des années la population, plus spécifiquement la jeunesse du pays.
Cette « révolution d’Octobre » est un salutaire signal d’alarme. Les leaders et responsables qui ne l’ont pas saisi, ou qui s’obstinent à se cantonner dans une attitude de déni, doivent être relégués aux oubliettes de l’histoire.
Repère
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commentaires (4)
Oui prions pour que cet élan enthousiaste de toute une jeunesse, des universitaires surtout porte ses fruits et que l'argent volé retourne au pays .
Antoine Sabbagha
17 h 07, le 30 octobre 2019