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Liban - La carte du tendre

Le changeur bienheureux

Cet individu vous rappelle immanquablement quelqu’un, surtout si vous avez l’âge minimum requis ou un fond de culture pop. Non, Elvis Presley n’est pas mort : il a simplement changé de métier. À la recherche d’un second souffle pour survivre à la désaffection du public dans les années soixante-dix, il s’est reconverti en changeur à Beyrouth.

Changeur ! Rares sont les professions, à part celle de Marica, qui auront suscité tant de controverses dans notre pays : depuis des temps immémoriaux, nous entretenons avec cette corporation une relation d’amour-haine à nulle autre pareille, qui oscille entre impopularité et franche détestation au gré des bouleversements économiques.

On leur a tout reproché, à nos changeurs : abus de pouvoir, entretien d’un marché noir, coups bas contre la monnaie nationale, manque de patriotisme, c’est tout juste si on n’appelle pas à les poursuivre pour haute trahison ou collaboration avec l’ennemi. Oh, bien sûr, à l’époque où cette photo a été prise, autour de 1975, ils étaient encore de petits commerçants comme les autres, tenant des échoppes minuscules, presque invisibles mais tellement indispensables, au service de touristes venus du monde entier. Et ils changeaient tout en tout, sauf le plomb en or. Et encore...

Minuscule, l’échoppe ? On ne croit pas si bien dire : notre personnage est installé dans une entrée d’immeuble. Il dispose d’un comptoir de verre en L, aquarium-foutoir où s’entasse une improbable paperasse de copies de dollars surdimensionnées et de monnaies du monde entier qui valent deux kopeks, pourquoi prendre des risques inutiles. Derrière lui, sur le mur, le propriétaire de l’immeuble a toléré l’accrochage d’une minuscule « vitrine » ornée de francs CFA et de roupies indonésiennes, pour la décoration bon marché, ainsi qu’une publicité adhésive pour les « traveller’s cheques » de Thomas Cook (la concomitance de la parution de cet article et de la faillite retentissante du plus ancien voyagiste du monde n’est que le fruit du hasard). La vitrine est surmontée d’un néon de traviole : quelle mouche a donc piqué l’électricien chargé de brancher l’éclairage ?

D’ailleurs, tout a l’air de travers, on dirait un bateau qui tangue, la vitrine et le comptoir partent à droite, le sujet à gauche, le photographe en service commandé aurait pu faire un petit effort tout de même, d’autant que notre Elvis changeur est fier comme Artaban et exhibe tous les symboles y relatifs : le costume et sa cravate sur chemise à grosses rayures, la chevalière massive étranglant l’auriculaire, la fine moustache en accolade couchée couronnant un sourire filou, le regard de celui à qui on ne la fait pas, la pose légèrement appuyée sur le comptoir et puis, cerise sur le gâteau, la coupe improbable aux longs favoris.

Attention, ceci n’est pas une photo-surprise, le sujet s’est bien préparé avant de se faire photographier et a dû conserver ce tirage grand format dans la vitrine de son échoppe jusqu’à ce terrible mois de septembre 1975 où tout a été balayé. Gageons que le photographe, loustic comme pas un, a dû y aller de ses petits conseils pour amplifier l’effet tragicomique du personnage en plaçant, comme si ça ne suffisait pas déjà, le panneau « Exchange » bien en évidence afin que nul n’en ignore.

À gauche, petit ravissement, la ville se déploie dans le flou du Soleil d’Orient : les façades des années de gloire sont toujours majestueuses, on compte un, deux, trois étages aux élégantes arcades triples ouvertes sur le monde, il y a foule dans cette rue commerçante.

Notre changeur fait le paon et son travail lui rapporte sans doute de quoi vivre très honorablement. Mais la fortune ne viendra que dans la décennie suivante : la livre libanaise, maintenue à moins de trois pour un dollar depuis des lustres, va s’étioler peu à peu puis de plus en plus vite, comme un malade qui agonise mais n’expire pas. Ce qui permettra à nos changeurs de se faire un petit pécule à la mesure de ce chambardement.

Aujourd’hui, s’il est toujours parmi nous et qu’il n’est pas devenu chanteur de rock depuis que la Banque du Liban a coincé le cours de la livre dans des marges étroites et peu lucratives, notre changeur doit retrouver des couleurs avec un marché « parallèle » en pleine effervescence car c’est là, dans la différence entre les taux d’achat et de vente, que sa profession dégage le plus de bénéfices.

On pourrait lui en vouloir jusqu’à la fin des temps, il n’empêche que sa présence est une indispensable manifestation de libéralisme économique, voire de liberté tout court. Et comme les filles de Marica, il constitue une soupape de sécurité permettant de libérer avec douceur des tensions qui, autrement, pourraient avoir des conséquences indésirables.



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Cet individu vous rappelle immanquablement quelqu’un, surtout si vous avez l’âge minimum requis ou un fond de culture pop. Non, Elvis Presley n’est pas mort : il a simplement changé de métier. À la recherche d’un second souffle pour survivre à la désaffection du public dans les années soixante-dix, il s’est reconverti en changeur à Beyrouth.Changeur ! Rares sont les...
commentaires (1)

Merci de traiter un sujet brûlant par l’humour et pas le ressentiment. Tout le monde - agents de change, Marika, dentistes, moins que rien et milliardaires - a droit à la dignité. Lorsque le malheur et l’ignorance se conjuguent et qu’on est tentés d’immoler les sorcières, rien de plus rafraîchissant que la tendresse d’une plume et l’indulgence d’un regard.

Baz Jamil

22 h 15, le 29 septembre 2019

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Commentaires (1)

  • Merci de traiter un sujet brûlant par l’humour et pas le ressentiment. Tout le monde - agents de change, Marika, dentistes, moins que rien et milliardaires - a droit à la dignité. Lorsque le malheur et l’ignorance se conjuguent et qu’on est tentés d’immoler les sorcières, rien de plus rafraîchissant que la tendresse d’une plume et l’indulgence d’un regard.

    Baz Jamil

    22 h 15, le 29 septembre 2019

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