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Liban - La carte du tendre

Appelez-moi Providence

Au port de Beyrouth devant le Providence, années 1930. Collection Georges Boustany

Que serions-nous sans nos ports? C’est par la mer que nous avons conquis le monde de mère en fille et de père en fils, et le Liban doit l’essentiel de sa prospérité à la Méditerranée qui a mis l’univers à portée des ambitions de ses enfants avant que nos gouvernants ne choisissent de la combler d’ordures pour la remercier. De ce cordon ombilical est né un peuple aux origines, aux accents et aux cultures d’une phénoménale diversité.

Nous voici aujourd’hui au port de Beyrouth dans les années 1930. L’homme prend la pose sur le quai devant un navire si long qu’il déborde du cadre. Pour marquer l’importance du moment, il a joué l’élégance : costume sombre soigneusement boutonné avec stylo-plume à la pochette, nœud papillon bariolé pour un soupçon de fantaisie, moustache en accent circonflexe dont pas un poil ne jure, tarbouche épousant impeccablement un crâne que l’on soupçonne dégarni ou en cours de calvitie. Il est jeune et souffre d’un strabisme divergent, et du coup l’on se prend à se demander s’il regarde à gauche de la caméra ou directement dans l’objectif. Ses chaussures poussiéreuses trahissent une marche sur de longues distances dans la terre battue, il n’est certainement pas aussi nanti qu’il le prétend, comme le confirme également la veste mal ajustée.

Derrière lui, principale vedette de la photo, il y a le Providence. Comme chaque paquebot qui dessert notre vieux port de Beyrouth durant le mandat, celui-ci a une histoire bien mouvementée : construit en France par les Chantiers de la Méditerranée, il fut lancé le 3 août 1914, soit le lendemain exact de l’éclatement de la Grande Guerre, et les événements retarderont sa mise en service par la Compagnie Cyprien Fabre jusqu’en 1920. Après une décennie consacrée au transport d’émigrants européens vers les États-Unis, il est affrété par les Messageries maritimes le 19 janvier 1932 et rejoint une flotte de paquebots de luxe déjà composée du Pierre Loti, du Champollion, du Patria et du Mariette Pacha qui desservent la ligne Marseille-Beyrouth-Alexandrie.

Pour nous autres un siècle plus tard, ces noms respirent l’exotisme orientaliste, une période de développement rapide sous tutelle française, l’arrivée du tourisme européen de masse à la recherche d’un Orient fantasmé, la naissance du centre-ville Art déco de Beyrouth, bref une des époques les plus élégantes du xxe siècle.

Mais pour notre bonhomme sans doute impressionné par le gabarit du Providence sur lequel il se prépare à embarquer, voilà un paquebot qui représente l’opportunité d’une vie meilleure, une providence à tous les sens du terme, car une fois à Marseille, le monde sera à portée de correspondance. Il pourra choisir de rester en France, ou alors de partir bien plus loin, vers Dakar et l’Afrique occidentale française ou même vers les Amériques. Après tout, pour nos émigrés, la seule frontière est celle du mal du pays.

Quelques mois plus tôt, la carrière méditerranéenne du Providence commençait bien mal pourtant : à peine mis en service sur la ligne du Levant, il s’était échoué sur une île grecque et n’en fut dégagé que deux mois plus tard. Réquisitionné par l’armée française en 1940, il participera au transport des troupes pour l’expédition de Norvège puis au rapatriement des effectifs de Syrie. Il retrouvera à la fin de la guerre sa ligne levantine et transportera des pèlerins jusqu’à Djeddah avant sa démolition en 1951.

Mais aujourd’hui, le Providence vient d’accoster à Beyrouth et l’on décharge des marchandises alors que les passagers à l’arrivée viennent d’achever leur débarquement. Sur la barge de droite, juste derrière notre homme, l’on vient de transborder deux automobiles qui attendent sagement leur transport vers un concessionnaire, peut-être sont-ce des Ford commandées par Charles Corm ? Elles ne sont qu’une paire, quel contraste avec la marée multicolore que l’on voit de nos jours lorsque arrivent les nouveaux modèles de voitures coréennes.

Soixante-dix ans après cette photo, en 2003, a été inaugurée à l’entrée du port de Beyrouth la « statue de l’Émigré ». Minuscule mais nécessaire hommage à ces millions de femmes et d’hommes qui ont eu un jour le courage de partir pour tout rebâtir ailleurs et dont les transferts maintiennent notre économie à flot jour après jour. L’émigré de la statue est vêtu du sarouel traditionnel de la montagne libanaise, mais il aurait pu être habillé comme notre homme, en costume et tarbouche et même affublé d’un strabisme qui le condamne symboliquement à regarder tout à la fois son passé libanais et son avenir outre-mer.

Notre homme embarque bientôt et c’est un photographe ambulant qui immortalise ce moment dont il emportera avec lui le tirage-minute, ne laissant sur place que ce négatif. On imagine le serrement de gorge mêlé d’espoir. L’excitation qui le dispute au chagrin. Les mille petits détails à ne pas oublier avant de partir. Les questions existentielles : ai-je pris la bonne décision? Et il faut faire vite, car, sitôt prêt, le Providence va appareiller et avec lui les cœurs qui battent et les yeux qui se noient. Ce sera le point de non-retour. Des semaines de navigation. Des pays inconnus. Des autochtones accueillants ou hostiles. Des maladies exotiques. La chaleur, l’humidité ou le froid. Rien n’a préparé notre homme à ce qui l’attend et il n’est armé que de sa volonté d’aller voir ailleurs si son avenir sera plus prometteur.

Notre providence, c’est ce pays posé sur les flots d’où il est facile d’atteindre n’importe quel point du globe. Notre malédiction aussi.


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Que serions-nous sans nos ports? C’est par la mer que nous avons conquis le monde de mère en fille et de père en fils, et le Liban doit l’essentiel de sa prospérité à la Méditerranée qui a mis l’univers à portée des ambitions de ses enfants avant que nos gouvernants ne choisissent de la combler d’ordures pour la remercier. De ce cordon ombilical est né un peuple aux origines,...

commentaires (1)

C'est dommage qu'il n'y ait plus beaucoup de moyens de visiter le Liban par bateau, d'après une petite recherche , de nos jours, il n'existe qu'un ferry entre Tripoli et la Turquie, puis de la Turquie en Grèce , mais il n'y a plus de ligne directe entre Chypre ou Grèce ou Alexandrie (Egypte) et le Liban par exemple (seulement par la Turquie). En tous cas, pour le transport de marchandises le bateau reste une bonne alternative à l'avion, mais pour le transport de personnes malheureusement ce n'est plus tellement facile. Il faudrait investir dans le transport maritime pour passengers aussi.

Stes David

12 h 29, le 01 septembre 2019

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Commentaires (1)

  • C'est dommage qu'il n'y ait plus beaucoup de moyens de visiter le Liban par bateau, d'après une petite recherche , de nos jours, il n'existe qu'un ferry entre Tripoli et la Turquie, puis de la Turquie en Grèce , mais il n'y a plus de ligne directe entre Chypre ou Grèce ou Alexandrie (Egypte) et le Liban par exemple (seulement par la Turquie). En tous cas, pour le transport de marchandises le bateau reste une bonne alternative à l'avion, mais pour le transport de personnes malheureusement ce n'est plus tellement facile. Il faudrait investir dans le transport maritime pour passengers aussi.

    Stes David

    12 h 29, le 01 septembre 2019

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