Quand on n’a jamais emprunté un tramway à Beyrouth, on a du mal à réaliser que cette photo a été prise à l’intérieur. Deux éléments ne laissent pourtant aucun doute sur la question : la disposition des fenêtres et la casquette du personnage dont la silhouette occupe la majeure partie de l’image. Il n’est même pas besoin d’effectuer des recherches, il suffit de regarder à l’arrière-plan pour apercevoir un autre tram plus loin et sur lequel on retrouve la même barre horizontale au bas du pare-brise central.
On s’émerveille que le photographe ait pensé à prendre cette photo : a-t-il voulu garder le souvenir d’un monde à l’agonie ? Il se tient derrière le conducteur, qu’à l’époque on appelait wattman, un mot aujourd’hui tombé en désuétude formé de watt, unité de puissance électrique, et man, homme. En Europe, on a connu les wattmen ou wattmans, mais aussi des wattwomen ; gageons néanmoins qu’aucune Libanaise n’a jamais conduit une automotrice, ou alors il faudrait nous la présenter d’urgence.
Les Golden Sixties se lèvent sur un Liban apaisé et il reste quelques mois de vie au tramway beyrouthin avant qu’il ne soit recyclé en café à Raouché. Le wattman, donc, est à son poste de conduite. On dirait que le véhicule, qui se trouve au niveau de la place Debbas, remonte la rue de Damas à contresens, tant sont nombreuses les automobiles arrivant en sens inverse. Certaines, qui tentent de doubler les autres, lui bloquent le passage : l’embouteillage est inévitable.
Elles sont comme des fauves toutes dents dehors, ces Américaines et ces Allemandes ; on identifie assez aisément une Lincoln Landau 1957 à droite, mais aussi des Mercedes 180 et 220 dont certaines sont toujours en activité à l’heure où nous écrivons ces lignes. La plupart sont des taxis-services et si elles semblent toutes sans exception en vouloir au tramway dans lequel nous nous trouvons, c’est bien le cas : nous sommes dans ses toutes dernières années avant sa disparition en 1964 et cette meute d’automobiles qui lui fonce dessus comme pour le dévorer est une véritable allégorie de ce qui va effectivement se passer.
Avec l’augmentation du trafic routier occupant de plus en plus d’espace dans les ruelles du centre-ville, le tramway deviendra encombrant et la municipalité privilégiera les bus, réputés plus souples, au détriment de ce moyen de transport coincé dans ses rails. Déjà, au moment où cette photo a été prise, le tronçon Martyrs-Weygand a été désaffecté faute d’espace pour circuler. Il faut dire aussi qu’à l’époque du carburant bon marché, les voitures sont devenues de gloutons pachydermes. On se rend compte de leur dimension sur cette image : passagers et chauffeurs sont minuscules, le reste du véhicule est désespérément vide et inutilement spacieux, quelle débauche d’espace et d’énergie pour transporter un simple bipède…
Dans le regard du wattman, il y a l’accablement face à l’indiscipline de ces chauffards qui n’hésitent pas à lui barrer le passage pour gagner quelques mètres et sont certainement en train de le maudire à coups de klaxons. Le voyage, censé être chronométré, va prendre de plus en plus de temps et sa journée de travail s’étirer comme les montres de Dali.
Dans le regard du wattman, zébrant la chaussée, il y a des rails et des pavés qui sont d’une grâce qui n’émeut plus personne et que bientôt la municipalité va recouvrir d’asphalte. Ces vestiges de l’élégance, on les retrouvera à la fin de la guerre de quinze ans, au moment où Solidere enlèvera tout pour refaire l’infrastructure. Ceux de la ligne passant par Gemmayzé viennent juste d’être déterrés et vendus à des ferrailleurs et ce furent des indignations aussi vaines qu’éphémères sur les réseaux sociaux.
Dans le regard du wattman, il y a le désespoir lourd comme la mouise, car il comprend chaque jour davantage que son métier va être assassiné par ce même développement qu’il a favorisé et par la concentration, dans quelques centaines de mètres carrés, de toute l’activité commerciale d’une capitale régionale comme Beyrouth.
En nous accrochant fermement aux sièges car cela freine à tout va, traversons avec lui la place Debbas non loin de la cathédrale arménienne des Saints Grégoire et Élie que l’on aperçoit à gauche. Étonnamment épargnée par les affrontements, elle est toujours là aujourd’hui, ce qui permet de situer la scène et de se rendre compte qu’il ne reste pratiquement plus rien de la petite place, juste un square et un axe routier que l’on emprunte à toute vitesse avant le rougissement du feu.
La photo a été prise en hiver et par temps chagrin, un homme s’appuie sur son parapluie, sa femme le tient par l’autre bras, un autre descend la rue mains dans les poches. En face, il y a un négociant dans l’immeuble qui fait l’angle, il se nomme Aziz Chemaly et fils et vend des produits laitiers, « alban oua ajban ». Devant l’épicier, un homme à moto tente vainement de se frayer un chemin dans le torrent de voitures. Deux autres piétons traversent au péril de leur vie, dont un, celui au bonnet de laine, prend appui sur l’aileron de la Lincoln. Tous sont chaudement vêtus. La vie passe comme une flaque d’eau qui s’évapore doucement en attendant le cataclysme.
Il reste quelques mois à notre wattman en casquette pour se trouver un autre métier, chauffeur de bus par exemple, car les bus vont remplacer les trams, il va falloir se recycler très vite, recommencer à zéro ou sinon finir sur le DHP, le train «Damas, Homs et prolongements». Des bus qui, quelques années plus tard, seront eux-mêmes recyclés en barricades, mais cela est encore une autre histoire.
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C'était les années 40/50 quand j'allais à l'école je prenais le tram de Gemayze à Place Riad el Solh , c'était le ASG , American School for Girls , après quand j'ai terminé le lycée je suis allée travailler encore le tram , quel beau temps.
18 h 03, le 07 août 2019