Est-ce le physique suranné ? La toilette Belle Epoque en pleines années 1950 ? Le sac et les lunettes que ne renierait pas Harry Potter ? Les gants, l’œillet, la coiffure et le couvre-chef d’un comique outrancier ?
Cette dame parfaitement anachronique qui pose là avec des policiers libanais ressemble à un personnage hollywoodien de l’âge d’or : on pense inévitablement à une gouvernante anglaise, tenez une Mary Poppins, mais une Mary Poppins avec quelques décennies de plus, dans une espèce de suite qui serait tournée à Beyrouth en Technicolor, Mary Poppins et Docteur No par exemple, et où l’on retrouverait la célèbre nanny dans une situation rocambolesque liée à une affaire d’espionnage. Les réalisateurs, à cette époque-là, raffolaient du côté à la fois cosmopolite et malfamé de notre pays, avec des hôtels de prestige aux bars desquels se jaugeaient des espions d’une classe folle venus du monde entier, des souks où il fallait s’attendre à tout, des routes escarpées idéales pour les courses-poursuites et surtout, surtout, les ruines de Baalbeck qui faisaient fantasmer tous les fans d’Agatha Christie des deux côtés du rideau de fer.
Mais qui est donc cette dame qui ne craint ni agents doubles ni ridicule ?
Nous ne le saurons peut-être jamais ; nous disons prudemment peut-être car les hasards extraordinaires existent, et qui sait ? Avec L’Orient-Le Jour et le net, un descendant pourrait reconnaître cette gentille mamie fixée sur ce carré photographique oublié.
Cette inconnue nous permet en tout cas de fantasmer un personnage, alors faisons-nous plaisir. Voici une ancienne gouvernante anglaise de retour au Liban pour y rendre visite à la famille dans laquelle elle travaillait au pair quelques années auparavant. En appui à cette interprétation pas si invraisemblable que cela, une autre photo montre cette même dame avec un jeune homme qui doit avoir trente ans et qui a, lui, le physique du jeune premier bien de chez nous. Voilà, c’est dit : Mary Poppins est de retour à Beyrouth pour revoir l’enfant dont elle s’est occupée dans les années 1920. La chose n’est pas si insolite que cela : les familles fortunées de l’époque avaient l’habitude d’entourer leur progéniture de gouvernantes au caractère bien trempé, en provenance de Grande-Bretagne bien entendu, mais aussi de Suisse et d’Allemagne ; quoi de plus rigoureux qu’une Suissesse (surtout alémanique) ou, pire, une Allemande, pour inculquer à des enfants gâtés une discipline de fer ?
Venons-en maintenant au pittoresque de cette photo. Le jeune homme fait visiter Beyrouth à son ex-gouvernante pour lui montrer « comme ça a changé », comme nous le faisons tous aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout, car cette ville est un serpent qui mue à une vitesse absurde en se foutant pas mal de la peau ancienne qu’il laisse derrière lui.
Et il commence là où nous commençons tous, c’est-à-dire à la place des Martyrs. On peut imaginer qu’ils descendaient du côté est, à droite donc, vers le Rivoli, qu’ils ont longé tour à tour l’interlope Parisiana avec ses affiches de cinéma géantes, le Studio Empire d’où partaient photographes ambulants et « surpriseurs », le voyagiste Haddad, le restaurant Rawd el-Faraj, la pharmacie Gemayel - nous avons déjà croisé tous ces commerces disparus ; et puis, avant d’atteindre le Beyrouth Palace Hotel, les voilà arrivant au poste de police et tombant sur ses locataires en train de prendre l’air. Ils sont pratiquement tous là, les policiers du « Fassilat el-Bourj », et ils se prêtent de bon cœur à la photo, ils doivent la trouver marrante cette dame d’un autre siècle et puis avec ses airs improbables et sa blancheur sous-exposée, elle leur inspire confiance ; ils sont amusés, esquissent un sourire, surtout le plus âgé au milieu avec sa moustache et sa matraque, je ne m’y connais pas en uniformes mais ça doit être le chef et c’est drôle comme plus ils sont jeunes, moins ils sourient. Pourquoi se prend-t-on tellement au sérieux quand on est jeune ? Ça devrait être le contraire pourtant.
Quoi qu’il en soit, il est à se demander si cette même photo aurait été possible de nos jours. Ils ont cessé de rigoler, nos policiers, ils font même la tête, sans doute est-ce un moyen d’établir leur autorité et on l’accepte de bon cœur à l’heure où celle de l’État est systématiquement bafouée. Et puis, depuis la guerre, tout le monde se méfie de tout le monde et les représentants de l’autorité ont une allergie particulièrement marquée aux photographes : n’essayez donc pas, même si vous ressemblez à Mary Poppins, de refaire une photo comme celle-ci devant un poste de police !
Dernier détail exploitable de ce cliché, le poste de police avait un ou deux locataires, des commerces dotés de structures « provisoires » en métal, à la légalité douteuse, donc : un comble pour un tel endroit. Celui que l’on aperçoit est fermé, la photo a probablement été prise un dimanche et les ombres pointent sur le milieu de la matinée. Le « quartier réservé » qui part à droite juste derrière est-il ouvert le dimanche ? Gageons en tout cas que notre jeune homme, tout heureux de montrer sa ville à son ancienne nanny, ne va pas l’emmener par là-bas mais plutôt déjeuner quelque part après la visite des souks. Choisira-t-il de la gâter en l’invitant au restaurant de l’Alcazar ? Ou, pour un budget plus modeste mais bien plus d’exotisme, de lui faire déguster les œufs avec awarma du Soussi, derrière la municipalité ?
Beyrouth de papa, qu’ont-ils fait de toi ?
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17 h 09, le 20 juillet 2019