Dans un jardin baigné de lumière, quatre femmes et deux hommes prennent la pose après déjeuner. À l’arrière, une intruse s’est invitée dans la photo-souvenir : depuis l’entrée du balcon ombragé, une dame d’un certain âge nous observe discrètement. Cette scène familiale fixée sur négatif nous parvient d’une grande amie, Ketty Meshaka. Récemment exhumée après des décennies d’oubli, son intimité suscite, près de quatre-vingts ans plus tard, une émotion intacte.
Au vu des vêtements et coiffures, la photo a dû être prise dans la première moitié des années 1930. À l’arrière-plan, comme un magnifique écrin, s’élève un bâtiment mêlant la pureté de lignes Art déco à des arcades ouvertement féminines : voici la demeure d’une famille aisée de Beyrouth.
Nous sommes aujourd’hui chez les Meshaka, non loin des rues May Ziadé et Clemenceau : cette maison est celle que le grand-père de Ketty, Daoud Meshaka, a fait construire en 1927 et dont l’architecte n’est autre que Youssef Aftimos : attention, c’est du lourd, Aftimos est un de nos bâtisseurs les plus talentueux de l’époque. Nous lui devons entre autres le pont de Damour, objet d’un de nos précédents articles, mais aussi la municipalité de Beyrouth, l’immeuble Barakat (aujourd’hui Beit Beirut), le Haigazian College et, jouxtant le lieu où nous nous trouvons, l’hôpital Trad.
Pour faire construire cet immeuble, Daoud Meshaka a vendu la maison familiale de Deir el-Qamar. Le village qui l’a vu naître a aussi enfanté une autre famille, celle de Camille Nemr Chamoun. Oui, c’est bien lui au milieu de la photo, jeune et beau comme un Apollon, regard ténébreux à la Jean Marais, raie de côté et tenue impeccables, et malgré son attitude de mâle alpha entouré de femmes comme il se doit, il affiche face à l’objectif un rare signe de timidité qu’il finira par perdre : l’index et le majeur de la main gauche se réfugient dans la main droite. Derrière lui se tient, cheveux courts avec raie centrale typique des années trente, chemisier immaculé à large col dégageant un cou gracile délicieusement orné d’un collier précieux, sophistiquée et naturelle tout à la fois, respirant déjà une classe démente et manifestement ivre de bonheur, sa toute jeune épouse Zalfa Tabet. Ils viennent de se marier : les alliances identiques qu’ils portent tous les deux brillent encore de l’éclat du neuf.
Camille et Zalfa ! Les voilà pour le moment au temps du mandat français, encore les pieds sur terre et l’avenir dans le cœur ; mais l’on sent déjà venir, comme un vent de terre à la tombée du jour, la légende des années cinquante qu’ils vont façonner avec un charisme totalement débridé. Un jour, cet homme assis et ne sachant que faire de ses mains et cette femme réservée mais fermement confiante dans son destin seront le couple phare de l’âge d’or libanais. Il sera président d’une glorieuse République aux mille réalisations. Elle inventera, entre autres, le fabuleux Festival de Baalbeck.
Autour d’eux, les sœurs Meshaka sont de grandes amies de Zalfa : des dizaines de tirages la montrent participant aux excursions de la famille. On peut en déduire sans risque de se tromper qu’elle fait pratiquement partie du clan. Zalfa est ici en visite avec son nouveau mari, également ami de la famille ; sans doute ont-ils été invités à déjeuner.
Il y a dans cette photo une intéressante hiérarchie : Camille, l’invité d’honneur qui vient de débuter en politique en gagnant une élection législative finalement annulée par le pouvoir, est assis, sa femme debout derrière lui. L’aînée des Meshaka, Honeineh, est assise à côté de lui et ses deux petites sœurs debout en retrait. Le photographe est probablement leur frère Farid. Quant à l’homme assis à gauche et qui se protège les yeux de la lumière trop vive, il s’agit probablement du mari de Honeineh, Saïd Ammoun, qui s’est battu contre les Anglais en Transjordanie une décennie plus tôt au nom du nationalisme arabe.
Entre Camille et Zalfa, ce sera une longue histoire d’amour et il ne se remettra jamais de la perte de sa femme au début des années 1970. Et la maison des Meshaka ? Dans un curieux clin d’œil du destin, elle sera acquise par un autre enfant du Chouf amoureux des vieilles pierres, Walid Joumblatt. La présence de Camille Chamoun dans le futur jardin du fils de Kamal Joumblatt, son grand adversaire durant des décennies, voilà la première ironie de ce document.
Et la seconde ? C’est cette espèce de résineux, tout à gauche. Un sapin en plein Beyrouth ? Oh que non. C’est un Araucaria araucana, l’arbre national du Chili, qui figure dans à peu près tous les jardins de l’époque, à Beyrouth et en province. Un conifère dont le nom vulgaire est à lui seul un résumé de ce que l’on ressent aujourd’hui à la vue de ces maisons et de leurs jardins qui disparaissent les uns après les autres quand quelques passionnés ne parviennent pas à les sauver. Cet arbre s’appelle aussi monkey puzzle, « le désespoir des singes ».
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L'expression "mâle alpha entouré de femmes" me fait penser à l'article du "lundi au soleil" avec le "mâle oriental" et le "vieux lion" de l'article https://www.lorientlejour.com/article/1162004/le-lundi-au-soleil.html. Sur la photo en haut de Camille Chamoun et Zalfa, j'ai l'impression que c'est Zalfa qui a la pose la plus rassurée et consciente "en contrôle".
20 h 21, le 17 septembre 2019