Titre principal de la semaine : « Le plus grand groupe de chanson arabe, sans doute moyen-oriental, censuré dans son pays d’origine ». « Infâme » est le sous-titre voltairien commun à la presse mondiale. Ainsi se résume l’ordalie de l’affaire Mashrou’ Leila (ML) à laquelle quatre jeunes hommes, qui ont porté la musique libanaise à un degré sans précédent de réussite internationale, ont été soumis depuis que le père Camille Moubarak a publié une note de quelques lignes sur Facebook appelant les chrétiens fidèles à s’abstenir d’assister à leur concert au Festival de Byblos le 9 août prochain.
À son corps défendant, le père Moubarak était mesuré dans sa demande. Rien n’empêche un homme de religion de conseiller à ses ouailles, même si on n’est pas d’accord avec son avis, d’éviter telle ou telle représentation, ou de lire tel ou tel ouvrage. Là où l’affaire est plus grave, c’est lorsque, lundi dernier, l’archevêché de Jbeil publie un communiqué qui demande que le concert soit interdit. Cette interdiction (« Ikaf » en arabe) bafoue la loi ecclésiastique. Quoique le tristement célèbre « Index » (des livres interdits par l’Église) n’existe plus depuis 1966, les règles du droit canon en vigueur demandent que si une publication est à réprouver publiquement par l’Église, l’auteur doit être auparavant entendu par le Saint-Siège. Dixit la doctrine officielle : « Si leurs auteurs, après y avoir été invités humainement, ne veulent pas corriger leurs erreurs, le Saint-Siège fera usage de son droit et de son devoir pour réprouver de tels écrits. »
(Lire aussi : Ex-pressions, l'éditorial de Issa GORAIEB)
Limite maximale
La mesure d’interdiction annoncée par l’archevêché de Jbeil est donc illégale pour avoir été décrétée sans avoir entendu les intéressés, et pour aller bien au-delà d’une réprobation. De même pose-t-elle un problème de hiérarchie interne. Le patriarcat est-il d’accord avec l’archevêque de Jbeil, Monseigneur Michel Aoun (pas de relation à ma connaissance avec le président de la République), et le père Camille Moubarak ? Le Vatican a-t-il donné son accord ?
On peut même facilement envisager la réponse substantielle à la question si le Vatican interdirait légalement à ML de faire un concert à Rome ? La réponse est évidemment négative. Au pis, son autorité se réduirait à conseiller aux fidèles de ne pas assister aux concerts de ML ou à ne pas en acheter les disques après avoir entendu les intéressés, des civils dont certains ne sont pas chrétiens. Il est d’autres problèmes bien plus pressants que la censure des groupes de jazz, rock, metal, ou goth, surtout lorsqu’ils ont du talent musical et une reconnaissance mondiale comme ML.
Mais la loi libanaise, alors ? Il est de bon augure que les deux membres de ML convoqués mercredi par la juge d’instruction du Mont-Liban, Ghada Aoun, aient été relaxés le jour même. Je ne connais pas le dossier, mais j’espère que cette convocation, a priori inutile, signifie la fin de ce qui aurait pu se développer des poursuites graves pour la réputation de la justice libanaise. Dans l’affaire des versets du Coran chantés par Marcel Khalifé il y a une dizaine d’années, la juge Ghada Abou Karroum avait rejeté à juste titre l’action intentée par Dar el-Fatwa dans une décision de 1999, mais il a fallu tout un procès.
Il est facile d’intenter à tout propos, journalistique ou artistique, des actions basées sur le désagrément de telle personne ou de tel groupe qui se sent heurté par un propos hors habitude. Mais la créativité artistique, le courage du journaliste, doivent se placer hors habitude, sinon il n’y aurait pas de nouvelles, ni de nouveau. Et si une personne est lésée, la loi permet le procès pour diffamation. Il est pénible et coûteux pour l’artiste ou le journaliste, mais au moins il ne permet qu’exceptionnellement la punition corporelle (c’est-à-dire la prison) pour un avis ou une chanson. La diffamation civile est la limite maximale à établir en règle dans le pays.
D’autant plus que le Liban, comme le Vatican le rappelle régulièrement, reste un exemple pour le monde arabe en ce qui concerne la protection des libertés, pour rappeler la fierté du recteur Sélim Abou, et à la tête de la planète comme message de vivre-ensemble, pour reprendre le mot de Samir Frangié. Deux grands disparus que nous ferions mieux de relire. Se rend-on compte que cette action intempestive est la risée des plus grands organes de presse du monde occidental, y compris le New Yorker, et que cette interdiction nous a mis au triste niveau de l’annulation scélérate, l’an passé, d’une représentation de ML à Amman ?
(Lire aussi : Mashrou’ Leila, de vrais musiciens d’abord)
Tendance inquiétante
Nous avons, ces dernières années, vécu un recul grave des libertés publiques dans le pays, au niveau gouvernemental comme dans la société civile : Chucri Sader, président du Conseil d’État démis de ses fonctions à l’été 2017 par l’exécutif en violation ouverte du principe de la défense consacré par les décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État ; l’affaire Marcel Ghanem, poursuivi au pénal en novembre de la même année pour crime (par association) de lèse-majesté pour des propos tenus au cours d’un « talk-show live » par des invités participant à partir de l’Arabie saoudite ; et dans la société civile, la levée de boucliers intervenue il y a deux semaines contre Marcel Khalifé, encore lui, pour ne pas faire figurer en ouverture de concert l’hymne national, une profession de foi citoyenne dont les paroles guerrières et misogynes sont à revoir urgemment ; ou encore l’affaire Samir Khalaf, où le plus célèbre professeur de l’Université américaine a été forcé à démissionner par l’administration pour une broutille (en l’espèce le fait de dire à une étudiante qui répétait qu’elle ne l’entendait pas bien, qu’elle l’entendrait mieux si elle enlevait son voile), broutille dont il s’était excusé dignement et courageusement.
Retour à ML. Que dit le Vatican ? Le patriarche Raï ? Est-il juste d’obliger ces jeunes gens, gloire culturelle pour un public important dans le pays et à l’étranger, à s’excuser en public ? De quel droit un évêque local peut-il émettre un interdit de ce genre ? Que sont ces excuses style Inquisition que ces jeunes artistes ont dû ou doivent faire ?
Si nous avions des responsables plus compétents, nous pourrions aller plus loin. Que dirait le tribunal de la Rota, le plus haut tribunal ecclésiastique du monde catholique, auquel un droit d’appel des tribunaux maronites libanais est possible, s’il était saisi de cette affaire ? Ou la Cour européenne des droits de l’homme ?
Nous savons que ces recours ne vont pas avoir lieu, pour des raisons diverses, ne serait-ce que parce que la jurisprudence de la Rota se réduit presque exclusivement à l’annulation de mariages, et que la CEDH n’a rien à voir au Liban. C’est dommage, mais ce sont les standards nécessaires pour savoir où en est la loi du soi-disant blasphème en matière d’art.
À défaut, je propose un débat public et raisonné, l’affaire ML et autres retraites des libertés publiques marquant une tendance inquiétante de contraindre le citoyen à plier l’échine devant l’infâme. Peut-être que la ministre de l’Intérieur, la personne la plus éclairée du groupe qui nous gouverne, pourrait l’organiser.
Par Chibli Mallat
Avocat international et professeur présidentiel de droit, émérite, à l’Université d’Utah. Il a été avocat du Saint-Siège à Beyrouth. Son étude représente le Bureau d’Amnesty International du Moyen-Orient.
Cet article n’engage en rien ces deux institutions.
NB: Cet article a été modifié le 27 juillet pour corriger une erreur sur l'identité de l'auteur du post sur Facebook.
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Pour plus de précision, les donneurs/donneuses de leçons, ceux et celles qui publient, et parfois dans la rubrique ""IDEES""… Merci…
16 h 26, le 27 juillet 2019