Tempête dans un bénitier, vraiment, que cette vive polémique mettant aux prises, depuis quelques jours, pourfendeurs et défenseurs d’un groupe de pop libanais : cela sur fond d’appels au respect, qui des sacro-saintes valeurs religieuses, et qui de la non moins inviolable liberté d’expression ?
Ce qu’il faut d’abord relever – et déplorer –, c’est l’ardeur avec laquelle on s’est saisi de cette affaire en enfilant des gants de boxe, de là où elle était à prendre avec des pincettes. On a vu ainsi une hiérarchie spirituelle chrétienne s’ériger en détentrice du droit (sinon du devoir) de censure, en riposte intempestive et disproportionnée aux offenses reprochées, à travers certains de ses tubes ou vidéos, à la formation musicale Mashrou’ Leila, invitée à se produire dans le cadre du Festival international de Byblos. On a même vu des représentants d’un parti politique se répandre en menaces contre les impudents, ce qui portait un parti rival à suivre le courant, ne serait-ce que pour éviter de donner l’impression d’être en reste.
De s’indigner de cette inquisition, comme l’ont fait les intellectuels et les libéraux, n’était évidemment que naturel, voire nécessaire, alors que se trouve durement malmenée la liberté d’expression au Liban avec cette véritable chasse aux sorcières visant, ces derniers temps, journalistes et blogueurs. Mais c’était parfois, aussi, ne pas assez prendre en compte les réalités sur le terrain, dans un pays comme le nôtre qui a renié la belle image d’Épinal dont il se parait naguère : un pays qui a raté une chance unique de s’aménager, puis de gérer, une niche bien à lui entre Occident et Orient ; un pays enfin où les nerfs du sectarisme sont aujourd’hui à fleur de peau, dans le feu de cette course à l’identité communautaire dans laquelle sont engagées ses diverses tribus.
De violentes émeutes éclataient il y a quelques années en signe de protestation contre une émission satirique mettant en jeu un religieux et chef de parti mahométan ; des désordres encore plus dramatiques survenaient pour protester cette fois contre des caricatures du Prophète publiées dans le lointain Danemark. Le plus regrettable est toutefois ce pervers phénomène de mimétisme qui pousse les uns à s’approprier les susceptibilités abusives des autres, comme s’il y allait non seulement de l’honneur mais de la survie de la collectivité. Or il faut bien reconnaître, en le déplorant certes, qu’un tel sentiment habite aujourd’hui nombre de chrétiens libanais hantés, de surcroît, par les malheurs qui ont frappé leurs coreligionnaires dans plus d’un État arabe. Dès lors, le fait demeure que dans notre doux pays, et pour peu que l’on approche du divin, on ne caresse pas impunément à rebrousse-poil un écorché vif; on ne joue pas avec des allumettes dans l’une ou l’autre des nombreuses poudrières libanaises, même si, en l’occurrence, le groupe litigieux a été lavé de toute accusation par la procureure du Mont-Liban.
Odieuse est évidemment à nos yeux et nos esprits toute forme de censure. Mais ce n’est pas trahir la liberté d’expression, même en matière de création artistique, que d’en admettre les limites, telles qu’elles sont établies par la Déclaration universelle des droits de l’homme, et non point par des législations surannées : lesquelles sont, comme on sait, sujettes à toutes les manipulations, à toutes les dérives, à tous les totalitarismes.
Parmi tant d’autres défis qui nous pendent tous au nez, chefs politiques, journalistes, artistes ou simples citoyens, c’est à la réalisation d’un tel objectif que tient aussi le salut de notre société.