La campagne de diabolisation orchestrée contre le groupe de rock alternatif libanais Machrou’ Leila a été quelque peu court-circuitée hier par une décision de justice, aucune accusation de violation des lois n’ayant été retenue contre les membres du groupe interpellés hier par la Sécurité de l’État.
Trois jours après les attaques verbales qui ont ciblé le groupe de rock, sur fond de polémique autour de l’homosexualité du chanteur et d’une atteinte présumée à la religion chrétienne pointée notamment dans une des chansons du groupe, deux membres de la formation musicale ont été interpellés hier par la Sécurité de l’État, puis relâchés sur ordre de la procureure générale du Mont-Liban, la juge Ghada Aoun.
Les deux autres membres du groupe se trouvaient en dehors du Liban et n’ont pas été sollicités par la justice. À la demande de la Sécurité de l’État, Mashrou’ Leila, qui doit se produire sur scène le 9 août prochain dans le cadre du Festival de Byblos, a ensuite retiré de ses pages sur les réseaux sociaux les publications qui ont été considérées comme offensantes à la religion chrétienne.
Parmi ces publications, une photo considérée insultante accompagnant un article sur la chanteuse américaine Madonna, que l’on voit se substituer à la Vierge Marie sur une icône russe ou byzantine. Selon une source proche du groupe, « ce n’est pas la photo qui était l’objectif mais l’article qui lui était rattaché. L’intention n’était pas la diffusion de la photo en vue de faire de la provocation mais de partager un article sur une œuvre musicale ». Idem pour la chanson devenue tristement célèbre intitulée Djin de 2015, dont les paroles ont été considérées dans certains milieux chrétiens comme portant atteinte au christianisme et faisant l’apologie de l’occultisme. Des accusations qui ont été réfutées par les membres du groupe qui, dans un communiqué, ont précisé lundi dernier que le texte de la chanson « ne porte atteinte à personne ».
« Nous l’avons déjà chantée dans des festivals internationaux ainsi qu’au Liban, à Baalbeck, Byblos, Amchit ou encore Ehden », ont indiqué les musiciens qui disent regretter que certaines des paroles de la chanson en question aient été « sorties de leur contexte ».
Lire aussi : Avec les menaces contre « Mashrou’ Leila », la liberté artistique et d’expression en jeu)
Résorber la colère
L’affaire, qui a déchaîné les passions dans certains milieux chrétiens, a commencé il y a quelques jours avec les menaces postées sur Facebook par un cadre du CPL de Jbeil, Nagi Hayek. « Nous empêcherons le concert par la force et je serai le premier à le faire. Celui qui porte atteinte à la Croix et au Christ n’a pas sa place à Jbeil », a écrit M. Hayek, qui a par la suite retiré hier soir son « post », non sans avoir au demeurant enflammé les réseaux sociaux et une partie du clergé maronite.
Dans une déclaration à L’Orient-Le Jour, la procureure du Mont-Liban, Ghada Aoun, a relativisé l’affaire. « Les deux membres du groupe ont été interrogés pour clarifier ce qu’il en est aussi bien de la chanson visée que de la photo publiée sur les réseaux sociaux. Ils ont été aussitôt relâchés », a-t-elle précisé avant de souligner que leur interpellation visait principalement à « résorber la colère suscitée ».
La juge a affirmé par la même occasion qu’elle n’a pas interdit le concert, une décision qui revient selon elle aux organisateurs du festival et à l’archevêché de Jbeil, qui était monté au créneau pour relayer la colère dans certains milieux religieux.
L’ampleur prise par les accusations de blasphème et d’atteinte aux symboles religieux et l’instrumentalisation politique de cette affaire saisie au vol par les Forces libanaises, qui ont également crié au scandale, ont en tout cas démontré à quel point l’émotivité et la réactivité continuent de primer dans un pays en mal de rationalité et de tolérance.
Pour le directeur exécutif de la fondation SKeyes pour la liberté de la presse et de la culture, Ayman Mhanna, ce qui est à retenir de la décision de la procureure est le fait qu’« il n’y a pas eu violation de la loi par les membres du groupe ». Par conséquent, dit-il, les arguments avancés par leurs pourfendeurs « apparaissent désormais pauvres, puisqu’ils sont basés sur la croyance et la subjectivité et sur une pseudolégalité ». M. Mhanna se dit convaincu que tout ce remue-ménage n’est pas véritablement lié à la chanson en question – elle date de quatre ans et a déjà faire le tour du Liban et d’autres pays – mais qu’elle est éminemment liée à l’homophobie et l’intolérance envers l’orientation sexuelle ouvertement revendiquée par le chanteur.
« Les justifications tablant sur les paroles de la chanson ou sur la photo, qui a été recherchée avec minutie en scrutant à la loupe la page Facebook du groupe, ont servi d’arguments a posteriori. Ces prétextes ont été avancés trois jours après le début de la campagne », assure le directeur de SKeyes.
C’est ce qu’attestent d’ailleurs les propos du directeur du Centre catholique d’information, le père Abdo Abou Kassm, qui avait affirmé il y a deux jours à L’Orient-Le Jour avoir effectivement « reçu des plaintes concernant un groupe qui encourage l’homosexualité », soulignant par la suite que les membres du groupe s’en sont également pris aux symboles religieux chrétiens.
(Lire aussi : Les Forces libanaises soutiennent l'appel à l'annulation du concert de Mashrou’ Leila)
Fadi Daou : « Une crise d’hystérie »
Qualifiant ce qui s’est passé de « crise d’hystérie », le directeur de la Fondation Adyan, le père Fadi Daou, en veut aussi bien aux autorités judiciaires que religieuses pour avoir passé sous silence les menaces proférées par les activistes chrétiens. « Ceux qui ont menacé de recourir à la violence auraient également dû être interpellés et leurs actes auraient dû faire l’objet de condamnations dans les milieux ecclésiastiques », a-t-il dit. Et d’insister sur le fait que la sollicitation à la violence est encore « plus dangereuse » que le contenu d’une chanson quel qu’il soit, dans la mesure où « elle perturbe l’ordre public et touche de manière encore plus notoire à la liberté d’expression ».
« En même temps, poursuit le père Daou, je ne cherche pas à justifier l’attitude des membres du groupe qui doivent pertinemment savoir que la liberté ne consiste pas à tolérer les atteintes aux symboles sacrés. Toutefois cela ne justifie aucunement l’interdiction d’un concert. Ne l’oublions pas : la valeur ajoutée du Liban est qu’il est le berceau des libertés, avec à leur tête la liberté de croyance et la liberté d’expression. Ce sont les chrétiens en premier qui doivent les sauvegarder et les défendre. »
Quoi qu’il en soit, il semble que les remous suscités par cette affaire se soient pour l’heure quelque peu atténués, plusieurs intermédiaires, dont des personnalités politiques de Jbeil, ayant œuvré en vue de l’accalmie. Les membres du groupe se sont entretenus hier soir à Amchit avec l’archevêque de Jbeil, Mgr Michel Aoun, ainsi qu’avec la directrice du Festival de Byblos, Latifé Lakkis, et des cadres de partis chrétiens. À l’issue de la réunion, on apprenait de source proche de la réunion que les membres du groupe ont accepté de retirer de leur répertoire deux chansons considérées comme offensantes et ont affirmé qu’ils étaient disposés à présenter des excuses publiques à l’occasion d’une conférence de presse qu’ils tiendront prochainement. « Ils saisiront également l’occasion pour dissiper les malentendus et les fausses informations qui ont circulé à propos de photos et de “fake-news” imputées au groupe », confie à L’OLJ une source proche de la réunion.
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commentaires (10)
Perso, je n'aime ni le style, ni les chansons de ces gens ( mais c un goût personnel ) Ceci dit, je suis contre toute censure ( sauf si elle blesse la sensibilité des croyants quelqu'ils soient) Pour le reste, ca leur a fait une super belle promo et pub. Ils ont, désormais, attisé la curiosité de celles et ceux qui ne les connaissaient pas. Belle campagne pub ( volontaire ou involontaire)
LE FRANCOPHONE
22 h 55, le 25 juillet 2019