La censure préalable et l’intolérance menacent à nouveau au Liban, avec un arrière-goût désagréable de chasse aux sorcières digne du Moyen Âge. Dans la ligne de mire des censeurs, cette fois-ci, le célèbre groupe de pop libanais Mashrou’ Leila, dont un concert est programmé le 9 août prochain dans le cadre du Festival de Byblos.
L’affaire a commencé il y a deux jours avec les menaces, revendiquées qui plus est, postées sur Facebook, par un cadre du CPL de Jbeil, Nagi Hayek. « Cela n’est pas une mise en garde concernant le concert du 9 août à Jbeil. Il s’agit d’une menace directe envers ce groupe et envers tous ceux qui travaillent à promouvoir ses concerts à Jbeil. Nous empêcherons le concert par la force et je serai le premier à le faire. Celui qui porte atteinte à la Croix et au Christ n’a pas sa place à Jbeil », a écrit M. Hayek, qui a par la suite retiré hier soir son post de sa page Facebook, non sans avoir au demeurant enflammé les réseaux sociaux et une partie du clergé maronite.
Il semblerait que l’orientation sexuelle du chanteur du groupe, Hamed Sinno, ouvertement gay, ainsi qu’un article qu’il a partagé sur les réseaux sociaux montrant la chanteuse Madonna se substituant à la Vierge Marie sur une icône russe ou byzantine, aient suscité la colère de certains. Sans oublier le titre Djin (2015), que certaines personnes ont ressorti sur les réseaux sociaux pour en scruter les paroles à la loupe, avant de l’accuser de porter atteinte au christianisme et de promouvoir l’occultisme.
(Pour mémoire : Mashrou' Leila, porte-drapeau malgré eux des gays du monde arabe)
Mashrou’ Leila a répondu hier à ses détracteurs, se disant étonné des attaques contre le groupe. « Le Festival de Byblos nous a invités à l’occasion du 10e anniversaire de la création de notre groupe. Nous avons été surpris par une campagne infondée menée contre nous et qui frappe la liberté d’expression et touche à l’apostasie », explique un communiqué du groupe, diffusé hier sur les réseaux sociaux.
« Mashrou’ Leila était en tournée internationale dernièrement. Nous étions tellement heureux d’être invités à chanter dans notre pays. Nous ne comprenons pas ces protestations concernant une de nos chansons et qui ne porte atteinte à personne. Nous l’avons déjà chantée dans des festivals internationaux ainsi qu’au Liban, à Baalbeck, Byblos, Amchit ou encore Ehden », poursuivent les musiciens qui disent regretter que certaines des paroles de la chanson en question aient été « sorties de leur contexte ». « Nous sommes quatre jeunes Libanais de confessions différentes, unis par notre amour de la musique (…). Notre but est de faire de l’art, de mettre en lumière les causes humanitaires et de porter haut le nom du Liban, avec tout le respect que l’on doit aux religions et à leurs symboles », indique le texte.
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« Perversion, dépravation… »
La publication du cadre CPL sur Facebook a été suivie d’une série de réactions virulentes d’internautes, parmi lesquels le père Camille Moubarak, responsable de l’école doctorale de l’Université La Sagesse. « Jbeil, citadelle de la civilisation, n’est pas un endroit pour la perversion. Je demande aux habitants de Jbeil en particulier et aux Libanais en général de boycotter Mashrou’ Leila, le groupe qui va chanter à Jbeil pour répandre la dépravation, la corruption et le manque de respect envers les symboles religieux », a écrit le prélat hier sur sa page Facebook.
Certains internautes, embrayant sur les propos du cadre CPL, ont appelé à la violence envers les membres du groupe, pendant que d’autres ont accusé les membres de Mashrou’ Leila d’être des « adorateurs de Satan », voire même d’être « à la solde d’Israël ». Même l’archevêché maronite de Jbeil a appelé à l’annulation du concert dans un communiqué publié hier. Mais il semblerait que ce soit surtout l’homosexualité du chanteur Hamed Sinno qui soit jugée intolérable.
« Nous avons reçu des plaintes concernant un groupe qui encourage l’homosexualité. Ils s’en sont également pris aux symboles religieux chrétiens », explique à L’Orient-Le Jour le directeur du Centre catholique d’information, le père Abdo Abou Kassm. Le dignitaire religieux évoque également les paroles de certaines chansons du groupe qui, selon lui, « portent atteinte à la Trinité ». Condamnant néanmoins les appels à la violence contre Mashrou’ Leila, le père Abou Kassm ajoute sur ce plan : « Nous ne vivons pas dans la jungle. Si la loi les autorise à se produire, qu’il en soit ainsi, sinon ce sera à la loi de les en empêcher. » Le père Abou Kassm a indiqué qu’il étudiait la possibilité de poursuivre le groupe en justice. D’ailleurs, une avocate, Christiane Nakhoul, a porté plainte au nom d’un activiste, Philippe Seif, contre le groupe devant le parquet du Mont-Liban pour « atteinte aux religions et incitation à la discorde sectaire et aux dissensions communautaires ».
Interrogé par L’Orient-Le Jour, Simon Abiramia, député de Jbeil (CPL), s’est refusé à tout commentaire, se contentant d’indiquer qu’il travaillait à faire face à la polémique en sa qualité de responsable politique soumis à la loi. « Je suis en train de me réunir à ce sujet avec les deux autres députés de la région, Ziad Hawat (FL) et Moustapha Husseini (indépendant). Il faut nous donner 48h pour que nous puissions étudier cette histoire de manière sereine. Je respecte la liberté d’expression artistique et culturelle, mais on vit dans un pays qui a ses propres spécificités, a-t-il dit. Je ne suis pas Nagi Hayek et je vais traiter ce dossier avec responsabilité. » D’autres formations chrétiennes d’extrême droite ont également attaqué le groupe avec virulence.
Résister à l’« obscurantisme »
Le président du Rassemblement de Saydet el-Jabal et ancien député de Jbeil, Farès Souhaid, a affiché pour sa part son soutien au groupe et à la liberté d’expression. « Je n’ai pas compris un seul mot aux chansons de Mashrou’ Leila que j’ai écoutées hier, a-t-il écrit, non sans humour, sur Twitter. Ceux qui portent atteinte aux enseignements de l’Église sont les criminels, les corrompus et ceux qui volent les pauvres et qui portent atteinte aux valeurs du pays. Boycottez-les si vous le voulez, vous en avez le droit. Mais laissez au Liban une saveur de liberté », a-t-il ajouté. Bertho Makso, directeur exécutif de Proud Lebanon, une association qui milite pour les droits de la communauté gay au Liban, est persuadé que l’orientation sexuelle du chanteur du groupe pose problème. « Le fait que Hamed Sinno soit homosexuel est sans doute l’une des raisons qui motivent ceux qui s’opposent au concert. Cela nous rappelle ce qui s’est passé en Égypte et en Jordanie (en 2017, les concerts du groupe avaient été annulés après que des fans eurent affiché le célèbre drapeau LGBT au Caire et en raison de l’orientation sexuelle du chanteur). Nous n’acceptons pas de devenir un de ces pays répressifs », a déclaré M. Makso à L’OLJ.
Ayman Mhanna, directeur exécutif de la fondation SKeyes pour la liberté de la presse et de la culture, estime pour sa part qu’« il est essentiel que le festival ne déprogramme pas le concert de Mashrou’ Leila ». « Il faut résister à toute forme d’obscurantisme. Ils veulent imposer une moralité pseudo-religieuse en faisant fi de la violence et de la corruption, martèle-t-il à L’OLJ. Je pense qu’il y a un complexe d’infériorité des autorités chrétiennes au Liban. Elles veulent montrer qu’elles peuvent défendre leur moralité. »
Le Festival de Byblos ne s’est pas encore prononcé sur la question, mais des sources au sein de la direction affirment œuvrer pour le maintien du concert, grâce à des contacts avec les autorités compétentes.
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commentaires (15)
On dirait la pièce de Tartuffe de Molière "cachez ce sein que je ne saurai voir" mais il est vrai que c'était en 1669 et il en a eu des ennuis avec cette pièce. Le Liban est il en 1669 ? pauvre de nous la censure est même décidé par les communautés et par les partis politiques Chrétiens (religion de tolérance parait il ?)
yves kerlidou
09 h 28, le 24 juillet 2019