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Lifestyle - Photo-roman

« Ne bois pas trop », « Ne rentre pas trop tard », « Pourquoi tu ignores mes appels ? »

La fin du bac, l’été des dix-huit ans et la liberté tant espérée qu’on découvre avant le grand envol.

Photo Ayla Hibri

Vendredi dernier, sur le coup de trois heures, coincé dans les embouteillages à côté du Grand Lycée, je t’ai longtemps regardé alors que tu te précipitais à travers le portail, prêt à goulûment croquer la liberté dont tu as passé les douze dernières années à fantasmer chacun des recoins. Tu venais de présenter ta dernière épreuve du bac et maintenant tu étais libre. Le teint pâle comme une page blanche, privé de soleil dans ta chambre où tu avais dû passer les derniers mois à te courber sur la pile de choses à retenir, les cernes bleutés par des nuits sans sommeil, hirsute et la barbe en broussaille, mais extatique tant tu n’en croyais pas tes yeux, tu m’as fait penser à moi, à la même place, il y a plus de dix ans de cela.


L’été de tes dix-huit ans
J’imagine la horde de copains qui t’attendent sur le trottoir, se bousculant à discuter les solutions du problème de géométrie dans l’espace que tu portes en horreur, mais seulement brièvement parce que cela, tout d’un coup, n’a plus vraiment d’importance. Parce que vous n’avez plus qu’une hâte : balancer tout par-delà vos épaules délestées du poids des années scolaires, et vous jeter tout entiers dans l’été qui vous attend. L’été de tes dix-huit ans. Comme cela me semble loin, aujourd’hui que mon calendrier ne suit plus l’irritante mais réconfortante rotation des rentrées de septembre et des vacances de juin, des réveils à six heures du matin et des retours de l’école, des révisions l’après-midi, de l’heure du bain, d’un moment volé devant la télé à tenter de déchiffrer le monde, puis le coucher, et de l’attente des week-ends. J’imagine ton maillot de bain tapi au fond de ton Eastpack, que tu enfileras dans le taxi où vous vous empilerez à dix, alors que tintinnabule le tube de l’été 2019. Ainsi, sans perdre de temps, vous parcourrez l’autoroute du Sud vers les plages dont tu redécouvriras les tendres caresses du sable chaud où il n’y a pas si longtemps pourtant, tu érigeais des châteaux et des rêves d’avenir. Tu réaliseras d’un coup que tu as grandi et tu retrouveras ton corps qui se défripera miraculeusement. Si ta mère colonisera, comme à son habitude, tes messages de ses sempiternelles consignes : « Informe-moi de tes déplacements », « Ne bois pas trop », « Ne rentre pas trop tard », « Pourquoi tu ignores mes appels ? » tu ne voudras rien entendre et tu en seras déjà à planifier les journées, les soirées qui suivent avec tes amis, de qui bientôt septembre te séparera. Boston, Londres, New York, Montréal, la Californie, je sais que vous vous promettez de vous retrouver, de rester à jamais cette bande qui a poussé en meute, ces frères qui ont connu leurs premières fois ensemble, et j’ai envie de te dire de croire à ces illusions, de t’enivrer de cette candeur avant que la vie n’en décide autrement.


Quand vient la fin de l’été
Tous les soirs désormais, au terme d’interminables journées partagées entre mer et montagne par des routes engluées de trafic, tu feras un passage rapide sous le jet de la douche, puis tu feras ton petit sac pour le week-end, déjà sur les routes à nouveau, tandis que tes parents, déjà le cœur lourd à l’idée de ton départ qui approche à grands pas, tenteront de décrocher quelques instants avec toi. Alors que ta peau reprendra ses couleurs, rosie, te voilà déjà à faire la queue, avec la même bande toujours, devant ces boîtes de nuit qui, très vite, ne te réserveront plus aucun secret, alors que tu les avais tant convoitées. Premières cuites, premières culottes qui glissent dans les chambres abandonnées de ces maisons d’été, premières amourettes où tu n’oses pas trop te projeter pour longtemps, d’ailleurs comme dans tout ce qui a trait au Liban. Tu t’efforces de ne pas trop t’attacher.

Car, sans t’en rendre compte, au bout de quelques semaines, tu seras déjà las de ce pays dont tu comprendras qu’il n’a réellement rien à t’offrir de plus. Et les vacances auront passé. Et te voilà déjà en train de te précipiter à l’ambassade pour récupérer ton visa étudiant, en train de faire tes bagages, en train de faire la tournée de la parentèle pour tes adieux, un léger pincement au cœur pour ce pays qui ne te donne d’autre choix que celui de couper tes racines et te construire des ailes.

J’ai vécu tout cela. Sauf qu’une chose nous sépare, toi et moi.

À l’époque, j’y croyais encore et j’ai choisi de rester, mais toi, tu ne te leurres pas, et tu sais que tu n’as plus rien à faire ici.


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...



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Vendredi dernier, sur le coup de trois heures, coincé dans les embouteillages à côté du Grand Lycée, je t’ai longtemps regardé alors que tu te précipitais à travers le portail, prêt à goulûment croquer la liberté dont tu as passé les douze dernières années à fantasmer chacun des recoins. Tu venais de présenter ta dernière épreuve du bac et maintenant tu étais libre. Le teint...

commentaires (3)

....."mais toi, tu ne te leurres pas, et tu sais que tu n’as plus rien à faire ici."... Tres vrai

Eddy

16 h 33, le 10 juin 2019

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Commentaires (3)

  • ....."mais toi, tu ne te leurres pas, et tu sais que tu n’as plus rien à faire ici."... Tres vrai

    Eddy

    16 h 33, le 10 juin 2019

  • Tellement vrai et tellement bien ecrit!Racontez-nous encore de belles histoires...

    Michele Aoun

    15 h 17, le 10 juin 2019

  • Ils sont bien vos articles mais ils se ressemblent tous. Mona rizk

    Kulluna Irada

    10 h 29, le 10 juin 2019

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