Mon chéri,
Cela fait plusieurs jours que je tente de t’écrire, et puis à chaque fois quelque chose vient se mettre en travers de mes mots. Excuse-moi si je m’y prends mal, tu sais qu’écrire n’est pas mon fort. Sauf qu’au bout de tant de portes que tu m’as claquées au nez, et autant de « Laisse-moi tranquille, je vais bien, bon sang ! », braillés de toutes tes tripes – je n’y crois pas un instant –, je ne veux plus te brusquer. Alors, à défaut de mieux, je t’écris. En fait, je meurs d’envie de briser la brume de non-dits qui s’est installée entre nous, pouvoir bavarder avec toi, simplement, comme avant, comme dans le temps de l’innocence, quand tu refusais de te séparer de moi. Quand tu glissais sous mon oreiller tes poèmes arrosés de cœurs et de parfum, chacune des lettres de mon prénom à laquelle tu apposais le si peu d’adjectifs que tu savais épeler. Qu’au printemps venu, tu me tressais des colliers de gardénias, que tu m’accompagnais pour les courses au supermarché le vendredi après-midi, à la cuisine où tu jouais mes sous-chefs, dans ma chambre où tu tenais à choisir mes tenues. Puis le moment sacré qui précédait ton coucher, tu attendais cette même et dérisoire promesse sans laquelle tu ne pouvais t’endormir : « Maman t’aimera pour toujours, envers et contre tout, comme cela », avec mes bras grands ouverts qui te signifiaient l’infini et au-delà. Tu t’en souviens ?
« Protège-moi »
Aujourd’hui, tandis que je regrette amèrement ton innocence dont la chienne de vie a coupé les ailes, j’ai décidé de t’écrire pour te dire que je sais. Oui, je sais. J’imagine qu’à cet instant précis, à mesure que tes yeux parcourent ces lignes, mille idées noires doivent te peupler la tête. Tu t’attends au pire. Tu dois sans doute penser que je t’en veux, que j’insinue que tu as fait fausse route, que je voudrais que tu changes ou que tu te remettes sur le droit chemin et que je mourrais de tristesse, sinon, pire, je te renierais, sinon, peut-être même que je ne t’aimerai plus ; tu as dû en entendre de ces terribles histoires... Mais, en fait, tout ce que je souhaite, c’est que chacun de mes mots te porte et te prenne dans ses bras. Qu’il te promette que rien ne changera. Sans doute, maintenant tu dois te demander comment je sais, toi qui as si soigneusement étouffé ce secret, si laborieusement tenté de te fondre dans l’impossible moule d’une masculinité dont il a été décrété que c’est la bonne, que c’est la seule et unique ? Alors je pourrais, de ce fait, te dresser une liste de clichés monumentaux, te dire que j’ai commencé à m’en douter à la vue de tes rétines qui scintillaient au contact des Barbie qu’on t’arrachait des mains. À tes essais attendrissants de mimer Chantal Goya quand on avait le dos tourné, ta volonté de t’entourer de filles seulement, la terreur mêlée de honte qui t’enveloppait les jours où il fallait que tu assistes à des anniversaires de copains dans un club de sport. À ta manière de chanter le monde, de danser la vie, avec ton petit corps qui, de tous ses membres, me disait, sans en avoir la moindre idée, « Protège-moi ».
J’en avais pleuré...
Je pourrais te dire aussi que j’en ai eu la confirmation, des années plus tard, lors d’un grand ménage saisonnier, en découvrant un magazine gay qui traînait sous ton lit. À cette époque, adolescent, tu commençais lentement à te soustraire au monde pour trouver refuge dans la douce littérature qui grignotait le peu d’espace sur tes étagères. Je me souviens que quelque chose dans ton regard s’était terni, tu t’étais endurci, sans doute pour avoir compris que tu étais né du mauvais côté de ce monde. Je pourrais t’en dire davantage, mais qu’importe ? Une mère n’a pas besoin de tout cela, une mère sait toujours quand il s’agit de la chair de sa chair. Tu dois donc, à présent, te demander pourquoi je ne me suis pas prononcée plus tôt, pourquoi je n’ai pas été tes épaules quand le poids du monde te semblait insurmontable, tes griffes quand les tiennes te résistaient, pourquoi je n’ai pas fait barrage au torrent de mépris qu’on a dû déverser sur toi, pourquoi je ne me suis pas opposée à ton père l’été où il t’avait envoyé en camp de scouts pour « faire de lui un homme ».
Pourtant j’en avais pleuré, pas de tristesse, mais de rage, contre moi-même, pour t’avoir mis au monde dans une société qui pointe du doigt et moque et brime et crache sur les comme toi. J’en ai pleuré d’inquiétude, car je ne connais que trop bien la violence que les différences attisent ici, où la loi, censée nous protéger, vous écrase avec ses lourds sabots. Tu dois surtout m’en vouloir, et tu en as toutes les bonnes raisons. Et moi, avant qu’il ne soit trop tard, je n’ai à t’offrir que ces pauvres mots, cette dérisoire promesse sans laquelle tu ne pouvais t’endormir « Maman t’aimera pour toujours, envers et contre tout, comme cela », avec mes bras toujours grands ouverts qui te signifient l’infini et au-delà.
P-S. : ne t’inquiète pas pour ton père, je m’en charge.
Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
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commentaires (8)
C'est cette stupide societe qui encore par ces lois anciennes et ridicules met " HORS LA LOI " tout etre different Assez de moyen age CHANGEONS LES LOIS IMMEDIATEMENT AU LIBAN ET LIBERONS CES PERSONNES DE L'INJUSTICE QUI EST CONTRE EUX. MONTRONS ENFIN UN VISAGE MODERNE HORS DE L'OBSCURENTISME OU CERTAINS VEULENT NOUS GARDER UNE LETTRE EMOUVANTE ET SI VRAIE
LA VERITE
14 h 53, le 21 mai 2019