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Lifestyle - Photo-roman

« C’est fou comme tu as grandi, to2borné ! »

Petit aperçu des déjeuners de famille dominicaux au Liban, qui ne ressemblent à ceux de nulle part ailleurs...

Photo G.K.

Souvent, les dimanches midi, lorsque je sors rejoindre des amis, je me prends à me poser sur la devanture des restaurants bondés pour scruter longtemps ces familles installées pendant plusieurs heures autour de tablées immémoriales, où se déroulent le sacro-saint rituel du déjeuner de famille du dimanche. Issu d’une petite famille – petite, s’il fallait la comparer aux usuels arbres généalogiques libanais dont les racines s’étendent invariablement sur plusieurs dizaines de personnes – une sœur, une tante seulement, je n’ai jamais réellement connu cette tradition qui m’intrigue autant qu’elle m’angoisse.


« Jouez ensemble ! »

Dans le branle-bas de ces banquets qui s’étendent sur plusieurs mètres et où se serre toute la parentèle, l’oncle qui invite toujours en tête de table, presque indécents tant la nourriture empilée dans des assiettes ne cesse d’être descendue, j’observe immanquablement les enfants. J’imagine qu’on les a arrachés à leur sommeil, engueulés, puis méticuleusement endimanchés, parés à l’identique dans des tenues venues d’un autre temps, camaïeux de jeans et beige, alors que le clocher du quartier sonne l’heure de la messe. Je suppose aussi que le prêtre a convoqué les garçons pour l’assister à servir la messe, chanter au sein de la chorale ou prononcer les intentions. Et je sens presque les volutes de l’encens restées sur leurs vêtements, qui se mêlent au parfum du gel dont le coiffeur du coin a dû leur enduire la chevelure hérissée, façon Neymar, Messi ou Ronaldo, qui trônent sur les murs dans son salon.

Je vois leur maman les pousser dans l’antre de leurs grands cousins. « Jouez ensemble ! » les somme-t-elle, alors que ces aînés n’ont rien à cirer de ces petits empêtrés dans leur acné et leurs appareils dentaires, et qui préfèrent plonger le nez dans leurs écrans où s’enchaînent les matchs de la Champions League. Les jeunes filles, au pied de la table, ont étalé toute leur artillerie de Barbies perlées auxquelles elles s’efforcent de ressembler dans les selfies dont elles se bombardent à tout-va. Juste à côté, je remarque que des employées de maison ont été également conviées, mais seulement pour se voir reléguées en bout de table, là où on ne peut pas vraiment les voir. Mais de sorte à surveiller les enfants qu’elles forcent à manger et derrière lesquels elles s’échinent à courir, entre les salles de bains et les balançoires à l’arrière.


Castelet

À l’autre bout de la table, mes yeux se posent ensuite sur les adultes qui, de dimanche en dimanche, et immanquablement, répètent aux enfants ces phrases qu’on entend ici et nulle part ailleurs. « Mon Dieu, comme tu as grandi, to2borné ! » ; « C’est devenu une vraie jeune fille! » ; « Tu es le portrait craché de ta grand-mère ! » hurlés de bout en bout et qui font échos au tintement cristallin des verres d’arak dont les senteurs s’emmêlent aux vapeurs de narguilé et aux relents de fritures qui sortent des cuisines. Je ris seul, en pensant que les familles libanaises ressemblent irrésistiblement à un castelet de personnages qu’on dirait imaginés par Wes Anderson. On retrouve inévitablement un oncle d’Amérique, d’Afrique ou d’Australie, diamantaire de profession, et qui fait scintiller les yeux de la famille au gré de ses histoires d’outre-mer qu’il fanfaronne avec son accent transformé. Une tante jamais mariée, éternellement engoncée dans un tailleur qui lui confère un air de maîtresse d’école, qui peste quand les enfants lui courent entre les jambes, et qui ne cesse de se prendre le bec avec sa mère avec laquelle elle vit encore, à 50 ans. Des grands-pères qui perdent pédale au bout d’un verre, se lançant dans des tirades de littérature orientale, et des grands-mères à la tignasse boursouflée qui pincent et embrassent et étouffent dûment les joues de leurs petits-enfants qui se laissent faire, seulement en vue de l’enveloppe qu’elles glissent dans leurs poches en fin de repas. Un oncle resté célibataire, mais dont on tait soigneusement le fait qu’il préfère les hommes. Comme autant de secrets de famille, d’acrimonies, de clivages d’opinions, de conflits d’argent, d’héritage, de mensonge qu’on préfère oublier, glisser sous le tapis de ces déjeuners qui réussissent, encore, à nous faire aimer les dimanches.

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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Souvent, les dimanches midi, lorsque je sors rejoindre des amis, je me prends à me poser sur la devanture des restaurants bondés pour scruter longtemps ces familles installées pendant plusieurs heures autour de tablées immémoriales, où se déroulent le sacro-saint rituel du déjeuner de famille du dimanche. Issu d’une petite famille – petite, s’il fallait la comparer aux usuels arbres...

commentaires (5)

Rien que la table garnie ...vaut tout notre respect.

Sarkis Serge Tateossian

22 h 35, le 13 mai 2019

Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • Rien que la table garnie ...vaut tout notre respect.

    Sarkis Serge Tateossian

    22 h 35, le 13 mai 2019

  • Tres bel article! Comme d'habitude! La description est superbe!

    Michele Aoun

    10 h 36, le 13 mai 2019

  • C,EST FOU CE QUE VOUS ECRIVEZ TO2BERNÉ !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 17, le 13 mai 2019

  • Très beau texte. On dirait presque du Robert Solé

    Gros Gnon

    08 h 57, le 13 mai 2019

  • C'est toujours les mêmes articles!!!!terriblement ennuyeux .Mona Rizk

    Kulluna Irada

    07 h 10, le 13 mai 2019

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