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Lifestyle - Photo-roman

« La pauvre, elle ne s’est jamais mariée... »

Dans la peau d’une femme qui, échappant aux codes de la féminité, se voit exclue du marché de la « fille comme il le faut ».

Photo Alice Neale

La première fois que j’ai entendu l’expression garçon manqué, la première fois que l’on me l’a adressée, en croyant me salir, je devais avoir six ou sept ans. À l’époque, malgré les efforts déployés par mon infatigable mère afin de me couler dans le moule des filles de mon âge, j’y faisais invariablement tache d’huile et je n’y pouvais rien. Tandis que mes copines appartenaient à la queue de comète des héroïnes de la Bibliothèque rose qu’elles lisaient fiévreusement, le nez fourgué dans leurs poupées à qui elles donnaient presque le sein, ou répétant en chœur le générique du Club Dorothée, je tentais de les déchiffrer comme on lit un manuel en mandarin. Je parlais un tout autre langage, j’étais programmée autrement. Je détestais ma longue chevelure, tressée à regret tous les matins et qui faisait écho à celles des Barbies que je portais en horreur. Je préférais Lady Oscar à Candi, j’aimais le vélo, les ballons, grimper dans les arbres et déchirer les jupes écossaises dont on m’affublait; m’entourer de garçons, manger des biscuits BN en me mettant du chocolat partout, et fabriquer des lance-pierres avec des bouts de bois du jardin. Mais en même temps, tout ça me semblait formidablement sensuel et féminin.


« Le Mâle » de Gautier
Dans le collège majoritairement fréquenté par des filles où j’évoluais en marge, tel un parasite social, toutes mes différences m’avaient valu une foultitude d’insultes qui, avec le temps, étaient passées de garçon manqué à camionneuse ou même sale lesbienne. Pourtant, à l’adolescence, je m’étais moi-même surprise de l’amour d’un garçon. Il s’appelait Tarek et je mourais de désir pour sa peau, son odeur de tabac mêlée à Le Mâle de Gautier dont j’arrosais mon coussin et que je sens encore, là, des années plus tard, en écrivant ces lignes. Un soir, j’avais fugué pour faire un tour à moto avec Tarek qui, en me raccompagnant, m’avait poliment rabrouée en me disant ces quelques mots dont j’ai mis des mois à me remettre : « Je t’aime bien, mais comme une sœur. Je ne veux pas que tu te fasses d’illusions… » Bien des désillusions et des rejets plus tard, j’avais compris que je me situerais dans le camp des filles que les garçons préfèrent avoir comme meilleure amie plutôt qu’amante, aux antipodes de celles qui aiment et savent séduire. Il se trouve simplement que je ne leur ressemble pas. Que la société libanaise, fondamentalement conventionnelle et codifiée, avait fait de moi ce genre de femme drôle et sympathique, belle à sa façon, mais qu’on n’épouse pas, avec qui on ne fait pas d’enfants, pas de plans d’avenir, de dîners mondains ou de maison à la campagne, incapable d’attirer l’attention masculine, de satisfaire le désir masculin.


Trop belle pour vous
C’est ainsi que j’ai grandi en séchant les larmes de mes amies qui aimaient et désaimaient. Égrenaient les aventures, se mettaient en couple puis rompaient, en tenant leurs longues traînes blanches alors qu’elles se passaient la bague au doigt. Ou, ensuite, en berçant leurs enfants, à défaut d’avoir les miens, tout simplement parce que je n’ai jamais su faire comme elles. Me hisser sur des talons aiguilles, me boursoufler les lèvres, me péter le nez, me lifter, me botoxer ou m’habiller en tenue moulante pour mériter le regard d’un homme. Exclue donc du marché de la fille comme il le faut, de la fille bonne, comme les gaillards se plaisent à les appeler, je n’ai pourtant jamais ressenti la moindre honte, juste de la colère, surtout lorsque je les entends dire, à demi-mot : « La pauvre, quel dommage, elle ne s’est jamais mariée… »

Aujourd’hui, j’ai envie de leur dire : non, je ne me suis pas mariée, non, je n’ai pas eu d’enfants, je n’ai pas su être regardée, désirée, aimée comme je le voulais, mais regardez tout cet amour qu’il me reste à donner. Regardez cette énergie que je n’ai pas dépensée et qu’il me reste à distribuer, regardez cet argent que j’ai moi-même gagné, ces diplômes que j’ai dûment glanés, ces amitiés que j’ai cultivées, ces voyages que j’ai faits, ces fêtes que j’ai enflammées, ces livres que j’ai dévorés, ces voyages que j’ai empilés, ces règles que j’ai brisées, ces fruits défendus que j’ai croqués. Regardez bien cette chose que vous, les pauvres, vous n’aurez jamais : ma liberté.


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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La première fois que j’ai entendu l’expression garçon manqué, la première fois que l’on me l’a adressée, en croyant me salir, je devais avoir six ou sept ans. À l’époque, malgré les efforts déployés par mon infatigable mère afin de me couler dans le moule des filles de mon âge, j’y faisais invariablement tache d’huile et je n’y pouvais rien. Tandis que mes copines...

commentaires (3)

Toute personne est unique, elles le sont chacunes et vous aussi. Personne n'est mieux que personne. Ne vous comparer pas, la comparaison est mathematiquement erronee car chaque personne est unique. Le gens disent ce qu'ils veulent, on est dans un pays democatrique. Simplement on apprend a faire la sourde oreille. La vie a des mysteres a chacun/e de les decouvrir ou pas.

Eddy

12 h 13, le 07 mai 2019

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Commentaires (3)

  • Toute personne est unique, elles le sont chacunes et vous aussi. Personne n'est mieux que personne. Ne vous comparer pas, la comparaison est mathematiquement erronee car chaque personne est unique. Le gens disent ce qu'ils veulent, on est dans un pays democatrique. Simplement on apprend a faire la sourde oreille. La vie a des mysteres a chacun/e de les decouvrir ou pas.

    Eddy

    12 h 13, le 07 mai 2019

  • Émouvante, belle, juste, libre, apaisée. Croquez la vie telle qu'elle est. Vous êtes la sagesse.

    Sarkis Serge Tateossian

    10 h 26, le 06 mai 2019

  • Où êtes vous ô tellement improbable et merveilleuse personne? Sachez au moins, Madame, qu'ils sont légion à regretter de ne pas vous avoir croisée et de s'être laissés enivrer par les parfums entêtants des bimbos clonées de notre société déliquescente.

    Paul-René Safa

    09 h 45, le 06 mai 2019

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