Pour un certain nombre d’observateurs et de commentateurs, il est devenu commode d’emprunter des raccourcis historiques et d’aller un peu vite en besogne en relevant que la guerre libanaise a débuté un certain 13 avril 1975. Erreur grossière qui cache mal une occultation du contexte macro-politique et des développements majeurs qui ont pavé la voie, au fil des années, au déclenchement du conflit dont les retombées multiples se font ressentir jusqu’à nos jours, 44 ans plus tard.
La journée de ce funeste dimanche 13 avril 1975 n’a constitué en réalité qu’un tournant – dramatique, certes – dans un long processus de déstabilisation et de crises chroniques internes.
Au plan strictement local, d’abord, si cette étincelle a mis le feu aux poudres de la sorte, c’est parce qu’elle est intervenue alors que la tension entre ce que l’on avait convenu d’appeler le « camp chrétien » (ou encore le « maronitisme politique ») et le « camp islamo-progressiste » avait atteint son paroxysme. Une tension qui avait pointé à l’horizon dès les années 60 et qui portait essentiellement sur les fragiles équilibres communautaires au niveau du pouvoir. Le leadership musulman de l’époque dénonçait ce qu’il percevait comme des « privilèges chrétiens » et réclamait de ce fait la « participation » à la gestion des affaires publiques.
Les « privilèges chrétiens » et la « participation » : tels étaient à la fin des années 60 et au début des années 70 les grands slogans autour desquels tournait tout le débat national, souvent très fiévreux. À ces requêtes à caractère communautaire venait se greffer parallèlement une crise socio-économique qui allait crescendo et qui constituait un terreau idéal pour les courants gauchisants.
Le facteur palestinien
Mais ce contexte interne, aussi explosif qu’il était, n’aurait sans doute pas débouché sur les guerres successives enclenchées à partir d’avril 75 s’il ne s’était pas ancré à une autre crise endémique beaucoup plus grave : les interférences régionales liées au problème palestinien. Et c’est principalement ce facteur précis qui explique sans doute l’ampleur et la durée des conflits en cascade dans lesquels a été entraîné le Liban.
Un rapide travail de documentation entrepris dans les archives de la presse des années 60 et 70 permettrait de relever que les leaders du parti Kataëb, Pierre Gemayel, et du Parti national libéral, le président Camille Chamoun (entre autres), ne rataient aucune occasion pour insister sur le leitmotiv « priorité à la souveraineté ». L’équivalent, aujourd’hui, du slogan « Liban d’abord ». C’est que dès la fin des années 60, les organisations palestiniennes armées avaient entrepris de s’implanter militairement dans le Arqoub, au Liban-Sud, qu’elles avaient transformé rapidement en une chasse gardée, laquelle avait reçu de manière symbolique – et très significative – l’appellation de « Fatehland ».
L’Organisation de libération de la Palestine (OLP), conduite par Yasser Arafat, s’était transformée progressivement en un puissant mini-État faisant fi de la souveraineté de l’État central. Une situation que dénonçaient avec véhémence les partis chrétiens, mais dont s’accommodait parfaitement le camp islamo-progressiste, lequel voyait en cette présence armée palestinienne un moyen inespéré de faire pression sur le camp chrétien pour lui arracher des concessions constitutionnelles. Ce bras de fer se solda en 1969 par le déplorable accord du Caire qui officialisa pratiquement, sous la houlette de Nasser, la mainmise de l’OLP sur le Arqoub.
Une grande et grave brèche était ainsi ouverte au niveau de la souveraineté de l’État. Une brèche qui a permis aux organisations palestiniennes de continuer à grignoter du terrain et à laminer de plus en plus l’autorité du pouvoir central, profitant à cette fin du soutien que leur accordait le leadership musulman, sous le couvert de la « solidarité avec la cause palestinienne ».
Le sursaut de Sleiman Frangié
Les débordements palestiniens ne cessaient dans ce contexte de s’aggraver, provoquant en 1973 un sursaut du président Sleiman Frangié, qui avait été élu en 1970 à la magistrature suprême. Sur ordre du président Frangié, l’armée libanaise lança en mai 73 une offensive contre les camps palestiniens de Beyrouth qui furent assiégés par la troupe et soumis à des bombardements aériens intensifs menés par les Hawker Hunter de l’aviation libanaise, dans le but de mettre un terme au mini-État de l’OLP. Cette offensive dura plusieurs jours, mais le président Frangié fut contraint d’ordonner à l’armée de cesser ses opérations militaires sous la pression des pays arabes, le président syrien Hafez el-Assad allant même, en dépit de ses « relations privilégiées » avec Sleiman Frangié, jusqu’à fermer les frontières entre les deux pays afin d’obliger le chef de l’État à mettre fin à l’offensive de la troupe.
Cet épisode de mai 73 a constitué un point d’inflexion dans la crise libanaise. Les partis chrétiens ont effet abouti à la conclusion – appuyés en cela par le président Frangié – qu’ils devaient désormais assumer eux-mêmes directement la responsabilité de la mise au pas des organisations palestiniennes armées. C’était le début du processus d’armement des partis chrétiens et de formation des milices appelées à s’opposer à la mainmise politico-militaire grandissante de l’OLP sur le pays.
L’armement des partis chrétiens se fera progressivement avec le consentement tacite du président Frangié. Tout le décor était ainsi en place. Il ne restait que le détonateur. Il sera activé le dimanche 13 avril 1975.
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11 h 19, le 15 avril 2019