Plus de quatre décennies après son commencement, la guerre « civile » libanaise donne encore à voir un contraste saisissant entre, d’une part, la présence toujours virulente de certains de ses stigmates (architecturaux, politiques etc.) et, d’autre part, son absence des manuels scolaires et la relative pauvreté de la réflexion historique et historiographique à son sujet.
De fait, l’écriture de l’histoire de la guerre civile, surtout lorsqu’on en a été témoin, s’avère un exercice extrêmement difficile. D’abord en raison de son caractère tabou, de l’extrême sensibilité du terrain, de l’accès limité aux maigres archives disponibles, ou encore de sa prolongation – par d’autres moyens – dans l’actualité. En outre, parce que de par sa nature même, le concept de « guerre civile » complexifie l’exercice.
Externaliser le mal
D’emblée, le concept de « guerre civile » pose problème du fait de la répugnance des acteurs et perpétrateurs, voire des victimes, à la reconnaître et à la nommer comme telle. Ainsi la guerre de 1975-1990 est désignée par des dénominations qui atténuent sa nature « civile » et en externalisent le mal (la/les guerre(s) du Liban, la « guerre des autres »…), voire de véritables euphémismes tels que « hawâdith » (incidents), « ahdâth » (événements), « masâyib » (catastrophes), « waylât » (malheurs, calamités), « al-tiitîr yalli aachnâ » (le drame que nous avons vécu). Contrairement à d’autres types de conflits, la guerre civile constitue en effet un événement exclusivement honteux et négatif, sans véritable exploit, sans héroïsme, sans gloire, sans trophée (hormis le décompte macabre des victimes ou défaites stratégiques de l’autre camp).
Ce, parce que toute guerre civile est fondée sur ce que le sociologue français Xavier Bougarel appelle une « violence intime », dirigée contre le proche, le frère. Elle traverse les familles (le terme arabe usité pour la guerre civile, « harb ahliyya », renvoyant clairement à la notion de parentèle), concerne tous les citoyens et ne ménage personne. C’est une guerre qui s’acharne à éliminer l’ennemi de l’intérieur, vu au pire comme un traître (« khâ’in »), ou au mieux comme un protégé/obligé (« dakhîl »).
Ensuite la guerre civile cristallise dans la violence la polarisation extrême d’une société où le lien et les codes sociaux sont précaires ou défaits. Elle se révèle alors être l’unique expression de l’opposition de conceptions devenues radicalement incompatibles. Ce faisant, elle brouille toute sorte de frontières tout en en raffermissant d’autres. Elle efface la distinction entre un combattant et un civil, entre le sacré et le profane (les lieux de culte, les cimetières et les religieux ne furent pas épargnés). Elle brouille les frontières de l’âge (bon nombre de miliciens avaient entre 13 et 18 ans) et du sexe (les femmes ne furent plus épargnées depuis que certaines y ont participé). En revanche, elle vient réaffirmer les frontières entre porteurs d’identités différentes (ici les communautés confessionnelles), là où ces frontières s’étaient estompées, et instaure au cœur de la cité, tout comme dans les villages les plus isolés, des lignes de front souvent indélébiles.
La guerre civile ne tolère pas la neutralité et oblige chacun à choisir son camp. Toute personne devient suspecte, soupçonnée d’appartenir à l’autre camp, même lorsque certains n’ont pas fait la guerre ou ont continué de traiter avec « l’Autre », ce qui est en soi une attitude résistante et civique. Le « nous » et le « vous » deviennent « nous » et « eux », le dialogue, même lorsqu’il peut être virulent, cédant ainsi sa place à la déshumanisation. Ce manque de différenciation et la déshumanisation exacerbent le conflit et créent des débordements dont l’ensemble des acteurs, honteux, se rejettent mutuellement la responsabilité (surtout dans le contexte grandissant de culture de paix depuis les années 1970). Une honte et une volonté de préserver le chemin de retour qu’illustre par exemple le port de cagoules par les miliciens au début de la guerre du Liban pour qu’on ne les reconnaisse pas (car tout le monde se connaît lors d’une guerre civile).
Dans la guerre civile, la violence publique couvre toute sorte de violences privées (donnant l’occasion de régler de vieilles vengeances personnelles) ; tandis qu’inversement, les violences privées risquent de dégénérer en violences publiques, lorsqu’elles se greffent sur la différence identitaire des acteurs. Par ailleurs, une communauté confessionnelle ou un parti politique portent la responsabilité des actions de certains de leurs membres, et inversement toute personne identifiée comme appartenant à une communauté en porte les stigmates et les « tares » sous forme de stéréotypes et de représentations le plus souvent négatives.
Une autre caractéristique de la guerre civile, selon l’historienne Nadine Picaudou, est qu’elle se prolonge dans les mémoires, ce qui contribue à la difficulté d’en écrire l’histoire. Au Liban, elle se perpétue ainsi à travers une guerre tacite entre partis communautaires et d’innombrables blocages politico-institutionnels, et par conséquent engendre la situation même qui l’a vue naître. De surcroît, en temps de paix, et en tant qu’objet, elle se transforme dans le temps et dans son essence même en une guerre des mémoires. Elle se perpétue par des discours historiographiques en confrontation, par un marquage territorial souvent dissuasif, par les représentations que se font les uns des autres les groupes confessionnels et par le refus du discours de l’autre. D’où l’impossibilité d’une véritable « sortie de guerre » quand elle est civile. Sort-on d’ailleurs jamais d’une guerre civile ?
Vérité des faits ou du témoin ?
S’agissant du cas particulier de la guerre civile libanaise, l’historien se lance dans une difficulté de plus : faire l’histoire du temps présent. En d’autres termes, traiter du temps qu’il vit, depuis le dernier grand tournant historique en date. Pour le Liban, si l’histoire contemporaine peut se définir à partir de Bachir II (1767-1850), voire de Fakhreddine (1572-1635), l’histoire du temps présent peut commencer à partir de l’indépendance ou du début des années 1970. Elle traite d’événements toujours en cours, inachevés, car les mémoires de guerre prolongent la guerre et en font un événement toujours ouvert. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur distingue ainsi le fait de l’événement : ce dernier est le fait grossi de tous les récits, mémoires et représentations sociales qui lui sont associés. Donc ce qui fait l’événement, c’est le sens du fait. Autrement dit, « alors que l’histoire contemporaine travaille sur des faits et des périodes clôturés, l’histoire du temps présent est aux prises avec l’inachèvement de l’histoire » (Nadine Picaudou).
L’historien du temps présent se doit donc de faire l’histoire avec des témoins pour pallier le manque de sources. Or le témoignage est une reconstruction postérieure du passé, et le témoin a des attentes, dépendamment de qui l’interroge. L’historien est donc confronté en permanence aux deux statuts du témoignage : celui de preuve, qui rend compte de la vérité des faits ; et celui de producteur de sens, qui rend compte de la vérité du témoin. À chaque fois, il est question pour l’historien de pouvoir prendre la « juste distance », le recul ou assez de hauteur, pour ne pas se laisser dépasser par la synergie mémorielle, tout en y restant sensible, et de pouvoir construire une histoire critique qui intègre la pluralité des discours.
Or peut-on vraiment bâtir un récit historiographique critique sur une histoire toujours en cours, a fortiori lorsqu’il s’agit d’événements traumatiques ? Cela peut prendre des centaines d’années lorsque la mémoire se serait estompée, mais même dans ce cas (et comme l’actualité nous l’a récemment rappelé à propos de la mémoire des affrontements de 1840-1860), l’apaisement n’est guère garanti.
Enfin, et au-delà de ces difficultés endogènes, s’ajoute pour l’historien libanais la nécessité de lissage et d’euphémisation, voire le risque de céder à l’autocensure, dans un contexte où les anciens chefs de guerre, devenus l’élite politique de l’après-guerre, ont favorisé une amnistie sélective assurant leur absolution et la reconduction de leur rôle d’intermédiaires entre l’État et la communauté qu’ils dirigent. En ce sens, la réappropriation de la guerre par les historiens nécessite sans doute que les politiques leur laissent pleinement la place sur ce sujet.
Dima DE CLERCK est chercheuse associée à l’Institut français du Proche-Orient (Beyrouth) et enseignante en histoire à l’USJ et l’ALBA.
Lire dans notre dossier spécial pour la 44e commémoration de la guerre libanaise :
La conflagration du 13 avril, apogée d’un long processus de crises en cascade, par Michel Touma
Pourquoi l’État n’arrive toujours pas à s’imposer 29 ans après la fin de la guerre, par Zeina Antonios
Ils ont couvert la guerre du Liban : cinq journalistes livrent leurs souvenirs les plus marquants, par Julien Abi Ramia et Matthieu Karam
Le 13 avril 1975 dans la presse : un "dimanche noir", plusieurs récits, par Claire Grandchamps
Sur Facebook, un féru d’histoire raconte la guerre du Liban « au jour le jour », par Zeina Antonios
Un musée de l’indépendance des Kataëb pour lutter contre l’amnésie, par Patricia Khoder
Le bus de Aïn el-Remmané, véhicule de nos mémoires tourmentées, le récit de Marwan Chahine
Avril 1975, sorties et rentrées des artistes, par Maya Ghandour Hert
Pourquoi vous n'avez pas publie mon message ou je disais clairement que je n'accepte pas de qualifier cette guerre de 1975 comme une guerre CIVILE LES PALESTINIENS ARMES COMMENCAIENT A CONTROLER LE PAYS , A CONTROLER LES IDENTITES DES LIBANAIS A TOUT BOUT DE CHAMP ET SUITE A UN INCIDENT OU DES PALESTINIENS AVAIENT TIRE SUR UN GARDE DE CORPS DE PIERRE GEMAYEL, DES PHALENGISTES ONT ATTAQUE UN BUS DE PALESTINIENS QUI PASSE LES NARGUER DANS LEUR TERRITOIRE CERTAINS LIBANAIS MUSULMANS ONT RALLIE LES PALESTINIENS DANS CETTE VOLONTE DE PRENDRE LE CONTROLE DU PAYS ( LA ROUTE DE JERUSALEM PASSE PAR JOUNIEH ) BACHIR ET ISRAEL ONT FORCE LES PALESTINIENS A QUITTER LE LIBAN ET SAUVE DONC LES CHRETIENS ET LES MUSULMANS DE L'EMPRISE PALESTINIENNE AUJOUDH'UI CE N'EST PAS DES PALESTINIENS MAIS DES LIBANAIS A LA SOLDE DES IRANIENS QUI VEULENT CONTROLER LE PAYS ET ILS SONT SUPERBEMENT ARMES J'ESPERE QUE CELA NE SERA PAS LA RAISON D'UN RECOMMENCEMENT DE 1975 MON TEXTE ETAIT EVIDEMENT PLUS LONG ET PLUS DETAILLE
17 h 51, le 14 avril 2019