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Idées - Récit

Le bus de Aïn el-Remmané, véhicule de nos mémoires tourmentées

Les restes du bus de Aïn el-Remmané, rongé par la rouille, lors d’une exposition de l’ONG UMAM à Haret Hreik, en avril 2012. Photo d’archives

En 2015, j’ai entrepris d’écrire pour Le Nouvel Observateur un article sur le 13 avril 1975, à l’occasion des quarante ans du début de la guerre civile. Il me paraissait étonnant que l’événement derrière cette date symbolique, celui-là même que l’on considère comme l’élément déclencheur de la guerre – l’attaque d’un bus palestinien dans le quartier de Aïn el-Remmané –, soit si mal connu et si peu documenté. Faire la lumière sur l’affaire est vite devenu une obsession, et depuis quatre ans, je tente de démêler cet écheveau fait de mystères, de légendes et de contre-vérités. Au-delà de ce que j’ai pu découvrir sur les faits eux-mêmes – j’y reviendrai dans un livre à paraître –, cette enquête sur le 13 avril m’a montré combien notre rapport à la mémoire était tourmenté.


« Le passé est passé »

En commençant ma recherche, j’ai reçu quelques encouragements. Des mises en garde aussi. Une des réactions les plus virulentes est venue d’un patron de café. Alors que je parlais du bus avec un serveur, assez sympathique pour me faire croire que cela l’intéressait, le propriétaire des lieux nous a coupé la parole : « Khallas, on ne parle pas de politique chez moi ! » J’ai cru bon de lui répondre qu’il ne s’agissait pas de politique mais d’histoire. Dans un rictus, il a soupiré : « Mais tu ne sais pas que dans ce pays, c’est la même chose! » Avant d’ajouter : « On s’en fout de ce qui s’est passé le 13 avril. Tu crois vraiment que Princip est la cause de la Première Guerre mondiale? » Il m’a fallu un moment pour me rappeler que Gavrilo Princip était ce nationaliste yougoslave un peu bras cassé qui, le 28 juin 1914, s’y reprit à deux fois pour abattre l’archiduc François Ferdinand à Sarajevo, ce qui devait entraîner l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Sur ce point, je ne saurais donner tort à mon contradicteur : ce n’est pas un incident, si grave soit-il, qui déclenche un conflit. Ni à Sarajevo, ni à Beyrouth, ni ailleurs. Il n’empêche que le patron du café sait ce qui s’est passé il y a plus d’un siècle à 2 500 kilomètres d’ici, mais ignore tout ou presque de l’attaque de Aïn el-Remmané, survenue à deux pas de chez lui, il y a quarante ans à peine. En cela, il est représentatif d’une grande partie de la jeunesse libanaise qui, désireuse d’avancer, n’a aucune envie de ressasser de vieilles histoires. Combien de fois n’ai-je pas entendu cette phrase, quasi devenue une devise nationale : « Le passé est passé » ? L’est-il réellement quand on en vient à confondre l’histoire et la politique ? Quand on continue de dire « les événements » plutôt que la guerre ? Je crois, au contraire, que le passé est partout présent. De façon diffuse et insidieuse, il continue de guider nos représentations du monde et nos relations aux autres. À défaut d’histoire commune, nous héritons de mémoires subjectives, partielles et partiales, souvent amères, transmises au compte-gouttes dans un cadre familial ou communautaire. Dans ces récits-là, il n’y a que des héros et des martyrs, nous, des ennemis et des salauds, eux. À chacun sa vérité. Ou plutôt à chacun ses mensonges. Et ceux qui veulent éviter la dialectique guerrière n’ont d’autre choix que de se réfugier dans l’amnésie et le silence.

L’exemple du 13 avril est sur ce point criant. Certains disent qu’il s’agit d’un crime planifié par le parti Kataëb contre un bus rempli de civils palestiniens. D’autres affirment que l’attaque du bus est une réaction des habitants de Aïn el-Remmané qui ont riposté contre un convoi militaire, suite à la tentative d’assassinat contre Pierre Gemayel, le matin même, ayant conduit à la mort de son garde du corps. Deux thèses antinomiques, dont j’ai pu constater qu’elles étaient aussi fausses l’une que l’autre, mais qui continuent de prospérer, à défaut de version officielle. Comment savoir ? La plupart des archives (rapports de police, procès-verbaux...) ont disparu, et si l’on trouve de très bons ouvrages analysant les causes politiques, sociales ou économiques du conflit libanais, très rares sont les livres qui s’intéressent aux faits. Si bien que la représentation la plus partagée que nous avons aujourd’hui du 13 avril nous vient de la fiction, et du film de Ziad Doueiri West Beirut, dont une des scènes inaugurales donne à voir l’attaque du bus à travers le regard d’un adolescent. D’aucuns ont reproché au réalisateur d’avoir pris des libertés avec le réel, en montrant une femme parmi les victimes – il n’y avait que des hommes dans le bus –, ou en situant les faits un jour d’école, alors qu’ils ont eu lieu un dimanche. Mais est-il juste de reprocher à un cinéaste de ne pas être un historien ?

Une des premières choses qui m’ont interpellé dans cette enquête est que le bus existe toujours. Après avoir été exposée à plusieurs occasions lors de célébrations officielles, la carcasse rouillée dépérit aujourd’hui dans le jardin d’une maison privée au sud du pays. En la voyant, j’ai eu l’impression de me trouver face à un fantôme surgi des tréfonds de nulle part pour nous rappeler qu’il ne suffit pas de fermer les yeux pour effacer le passé. Il n’avait pas l’air si mal, ce bus, entouré de pins et de figuiers, mais je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il aurait plutôt sa place dans un musée. Ni tout à fait entré dans l’histoire ni tout à fait oublié, il gît dans ce jardin comme dans le purgatoire de notre mémoire. Comment s’y est-il retrouvé ? Son destin serait drôle s’il n’était pas tragique. Le Fargo de 14 places a d’abord été la propriété de Moustapha Hussein, un Libanais, chauffeur de bus scolaire, qui se trouvait au volant le 13 avril 1975 mais a survécu à la tuerie. Lorsque la maison familiale a été frappée par un obus en 1983, l’épouse de Moustapha y a vu la confirmation que ce bus portait le mauvais œil et a cédé gratuitement l’oiseau de malheur à un garagiste. Sami Hamdan, un vendeur de pièces détachées automobiles, a eu écho de la transaction et, flairant le bon coup, a troqué le vieil autobus contre une remorque toute neuve. S’il se dit très attaché à celui qu’il surnomme « la clé de la guerre », Sami Hamdan aimerait bien le vendre, convaincu de pouvoir en tirer un bon prix. Sauf qu’à son grand désarroi, personne ne lui a jusque-là fait de proposition sérieuse. Au-delà de l’anecdote, il y a quelque chose de cruellement ironique à voir ce symbole de la mémoire nationale ainsi exposé sur un vulgaire marché de casse automobile.

Déconstruire nos mythes

On impute parfois l’absence de vérité historique au fait que ceux qui savent, les anciens miliciens notamment, refuseraient de parler ou plutôt n’accepteraient de dire que ce qui les arrange. C’est peut-être vrai des chefs de guerre d’hier, encore au pouvoir, et qui n’ont pas envie qu’on fasse tinter leurs vieilles casseroles. Mais ce n’est pas ce que j’ai pu constater avec les gens ordinaires. Dans le cadre de cette enquête, j’ai interrogé une centaine de personnes liées de près ou de loin au 13 avril 1975 : des hommes ayant participé à l’attaque, des policiers présents sur les lieux et même des passagers de l’autobus (contrairement à ce qui est souvent affirmé, dix d’entre eux ont survécu)… À quelques exceptions près, mes interlocuteurs ont exprimé une grande envie de raconter ce qu’ils avaient fait ou vu ce jour-là. Et ce d’autant plus qu’ils n’en avaient jamais eu l’occasion auparavant. Pour eux, parler est aussi un moyen de ne pas oublier, de rester en vie. Et il m’arrive encore de recevoir des appels de grands-pères jadis miliciens qui s’inquiètent que je ne vienne plus les écouter.

La difficulté majeure n’a pas été de trouver de la matière, mais de recouper ces témoignages et de faire le tri. Entre le vrai et faux, et surtout entre le presque vrai et le pas tout à fait faux. J’ai évidemment eu droit à des histoires imaginaires. Comme cet homme qui s’est fait passer pour un des tireurs et dont j’ai appris plus tard qu’il ne savait pas utiliser un fusil, ou cet autre qui, les larmes aux yeux, m’a décrit l’attaque avec moult détails alors qu’il était en fait nourrisson en 1975. Au-delà des mensonges délibérés, somme toute rares, j’ai entendu quantité de récits déformés par le poids du temps ou tellement répétés que celui qui les raconte ne sait plus lui-même ce qu’il a vraiment fait, vu ou cru voir. Sans parler de ceux qui, enfermés dans leurs prismes idéologiques, en viennent à réécrire leurs propres souvenirs pour les faire coller à leur idée du monde. Reconstituer les faits est un travail long et fastidieux, mais pas impossible, même si le résultat demeurera toujours imparfait et que des zones d’ombre subsisteront. La question n’est donc pas tant de savoir si on peut connaître la vérité, mais plutôt de savoir si on est prêt à s’y confronter.

Car la vérité blesse, elle éclabousse même, plus encore dans un pays comme le Liban où tout le monde se connaît de près ou de loin. La guerre est sale, et l’observer de près nous rend sales. Elle nous renvoie tous à nos responsabilités, à nos héritages, à nos traumatismes. En travaillant sur l’histoire du bus, j’ai découvert que des martyrs adulés pour leur sacrifice étaient en fait morts d’une balle perdue, j’ai découvert que des héros présumés avaient fait montre de lâcheté, j’ai découvert qu’un ami de mon grand-père avait tiré sur le bus. Pas de gentils, pas de méchants, juste des hommes pris dans leurs convictions, leurs peurs, leurs contradictions, leur folie... Sommes-nous prêts à déconstruire nos mythes ? À humaniser nos icônes ? À nous regarder dans le miroir ? Ces questions se posent de façon d’autant plus urgente que les protagonistes de la guerre disparaissent les uns après les autres, emportant avec eux leurs secrets. Je ne pense pas que la connaissance de l’histoire suffise à éviter qu’elle se répète. Mais j’ai la conviction qu’en acceptant de nommer les choses, d’examiner les faits, de les discuter sereinement, on parviendra à éloigner les fantômes et ainsi à créer un rapport plus apaisé à nous-mêmes et aux autres. Alors, enfin, nous pourrons dire « le passé est (bel et bien) passé ».

Marwan CHAHINE est journaliste et écrivain.


Lire dans notre dossier spécial pour la 44e commémoration de la guerre libanaise :

La conflagration du 13 avril, apogée d’un long processus de crises en cascade, par Michel Touma

Pourquoi l’État n’arrive toujours pas à s’imposer 29 ans après la fin de la guerre, par Zeina Antonios

Ils ont couvert la guerre du Liban : cinq journalistes livrent leurs souvenirs les plus marquants, par Julien Abi Ramia et Matthieu Karam

Le 13 avril 1975 dans la presse : un "dimanche noir", plusieurs récits, par Claire Grandchamps

Sur Facebook, un féru d’histoire raconte la guerre du Liban « au jour le jour », par Zeina Antonios

Un musée de l’indépendance des Kataëb pour lutter contre l’amnésie, par Patricia Khoder

La difficile écriture historique de la guerre civile, le commentaire de Dima de Clerck

Avril 1975, sorties et rentrées des artistes, par Maya Ghandour Hert


En 2015, j’ai entrepris d’écrire pour Le Nouvel Observateur un article sur le 13 avril 1975, à l’occasion des quarante ans du début de la guerre civile. Il me paraissait étonnant que l’événement derrière cette date symbolique, celui-là même que l’on considère comme l’élément déclencheur de la guerre – l’attaque d’un bus palestinien dans le quartier de Aïn...

commentaires (6)

Triste jour encore dans ma mémoire. Et le Liban ne pourra pas se reconstruire tant que les seigneurs de cette guerre sont encore au pouvoir. Amnistie est une chose, responsabilité en est une autre.

PPZZ58

17 h 11, le 13 avril 2019

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Commentaires (6)

  • Triste jour encore dans ma mémoire. Et le Liban ne pourra pas se reconstruire tant que les seigneurs de cette guerre sont encore au pouvoir. Amnistie est une chose, responsabilité en est une autre.

    PPZZ58

    17 h 11, le 13 avril 2019

  • Triste jour encore dans ma mémoire. Et le Liban ne pourra pas se reconstruire tant que les seigneurs de cette guerre sont encore au pouvoir. Amnistie est une chose, responsabilité en est une autre.

    PPZZ58

    17 h 01, le 13 avril 2019

  • - Un Palestinien armé venant de Tall-Zaatar nous arrêtait tous les soirs sur la route montant vers Aïn-Saadé nous demandant sèchement notre carte d'identité. Sommes-nous à Mkallès ou à Nablous en Palestine ? Cela veut dire quoi, ces actes de provocations ? - Les vas et viens provocateurs d'un autobus plein de Palestiniens armés jusqu'aux dents exhibant leurs armes par les fenêtres du véhicule comme en territoire occupé comme s'ils étaient à Haïfa, Jaffa ou Tel-Aviv. Cela veut dire quoi, ces actes de provocations ?

    Un Libanais

    16 h 28, le 13 avril 2019

  • - Un Palestinien armé venant de Tall-Zaatar nous arrêtait tous les soirs sur la route montant vers Aïn-Saadé nous demandant sèchement notre carte d'identité. Sommes-nous à Mkallès ou à Nablous en Palestine ? Cela veut dire quoi, ces actes de provocations ? - Les vas et viens provocateurs d'un autobus plein de Palestiniens armés jusqu'aux dents exhibant leurs armes par les fenêtres du véhicule comme en territoire occupé comme s'ils étaient à Haïfa, Jaffa ou Tel-Aviv. Cela veut dire quoi, ces actes de provocations ?

    Un Libanais

    16 h 23, le 13 avril 2019

  • La vérité et que la vérité! J’ai perdu mon enfance dans cette foutue de guerre. Je veux comprendre!

    Ghassan

    10 h 55, le 13 avril 2019

  • LE BUS DE LA MALEDICTION QUI A FRAPPE LE PAYS ET DONT LES CICATRISES FONT MAL ENCORE AUJOURD,HUI.

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 36, le 13 avril 2019

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