Le crime odieux, commis dimanche contre un cadre des Forces Libanaises dans la région de Jbeil est un signe alarmant qui s’inscrit dans la dégradation continue de la situation libanaise. Outre que l’assassinat de Pascal Sleiman n’a pas manqué d’évoquer, dans l'imaginaire collectif, les liquidations physiques qui ont ponctué la guerre interne au Liban puis déstabilisé l’ordre politique instauré par l’Accord de Taëf, la menace dont il pourrait être annonciateur est de nature à achever le délitement de ce qui demeure d’ordre apparent au Liban.
Bien entendu, il est difficile de séparer ce crime des multiples conditions qui l’entourent. Son scénario les souligne : un enlèvement caractérisé, suivi d’un meurtre, à connotation potentiellement confessionnelle et idéologique, commis par des assassins de nationalité syrienne, capables de transporter sans difficultés le corps de la victime au-delà des frontières nationales. Sont ainsi rassemblés tous les éléments d’un dossier qui n’est pas seulement celui de l'assassinat d’un homme mais qui pourrait être aussi celui d’un pays : une surpopulation étrangère incontrôlée, des éléments miliciens maîtres des frontières, un système politique à l’arrêt, le tout à l’ombre d’une guerre régionale ouverte qui a rattrapé une fois encore le Liban. Ce dernier a été aspiré dans un tourbillon qui ne s’arrêtera pas cette fois par le retour aux accalmies intermittentes due aux bons offices répétés des envoyés des chancelleries étrangères. Il y va désormais, pour le Moyen-Orient tout entier d’ailleurs, d’un tournant stratégique porteur de changements sécuritaires voulus durables par une très large partie de la communauté internationale.
En ce qui concerne le Liban, l’attaque du Hamas, le 7 octobre dernier n’a pas manqué, en tout cas, d’avoir des suites immédiates. Inutile d’incriminer un complot ou une mécanique politique hostile qui se serait malencontreusement déclenchée : c’est le Hezbollah qui a décidé d’ouvrir les hostilités, dès le lendemain 8 octobre, en soutien à Gaza. Cette forme automatique de « déclaration de guerre » - si tant est qu’une milice, même par commodité de langage, puisse déclarer une guerre - est un prolongement de la situation indéterminée au regard du droit applicable qui prévaut à la frontière sud. Est-ce la convention d’armistice de 1949 ? Ou le dispositif à l’application tronquée de la résolution 1701 du Conseil de sécurité ? Ou encore le code non écrit, érigé par le Hezbollah libanais en « règles de conflictualité », qui préside à ses échanges de tirs avec Israël ? Quoi qu’il en soit, comme à chaque pic de crise, le flux d’escarmouches et de bombardements qui s’en suit, et peut aller s’intensifiant, prend des allures de conflit larvé ou alors de guerre imminente où l’invasion guette. Situation rodée où la résistance gronde, les citoyens s’effraient et le gouvernement, surtout celui actuellement en « exercice », se contemple.
Ce paysage politiquement convenu auquel bon nombre d’esprits semblent s’être résignés est beaucoup moins routinier et beaucoup plus menaçant qu’il n’y parait. Outre la volatilité sécuritaire porteuse de surprise stratégique qu’il comporte, il reflète l’état de délitement auquel est arrivé le Liban au point que ce dernier semble étranger face aux événements qui le bousculent. Il est vrai que toutes les catastrophes en forme de meurtres collectifs comme au port de Beyrouth, de paralysie institutionnelle, d’effondrement judiciaire, de détournements financiers, de dépouillement des épargnants de leur argent, de misère et de pauvreté, d’émigration libanaise en masse et de migrations syriennes de masses, laissent indifférents ceux qui gouvernent. Dans ce contexte, la guerre à la frontière méridionale du pays n’est pas pour les gouvernants un événement inhabituel, elle est le prolongement du chaos par d’autres voies.
Comment en irait-il autrement quand aucune autorité publique ne décide ? D’ailleurs qui songe à y remédier ? À gouverner par exemple ? La décision échappe à ceux qui sont supposés décider. Dans ce paysage de surréalisme institutionnel, ne subsistent plus, pour qui continue à en bénéficier, que les abus et détournements de biens et de fonds publics, en plus de la rapine habituelle, ou alors la comédie gouvernementale de gesticulation et, pour l’immense majorité des citoyens, la souffrance et la résignation. La République libanaise a atteint le degré zéro de l’autorité.
Décor de carton-pâte
De fait, à présent que tout système de vie administrative et politique régulée par le droit cesse progressivement d’exister, les formes de la décomposition étatique ne se comptent plus. La première se situe au plan de la souveraineté nationale, là où les signes de la mort clinique de l’État s’accumulent sans nuire grandement à la continuation des affaires. Dans un État géographiquement morcelé, patriotiquement divisé, économiquement privatisé, et à la sécurité partagée entre l’armée et la milice chiite, la décision d’ouvrir les hostilités, de négocier des trêves ou de conclure la paix n’est de la compétence d’aucun pouvoir sauf celui de forces de facto établies et maintenues par la seule autorité que leur confère une détention privative d’armes. Dans ce décor de carton-pâte qu’est devenu l’État libanais, en l’absence d’un chef de l’État, chef de l’armée, sans débat à l’Assemblé nationale, et sans communication du président du Conseil ou du ministre de la Défense, c’est par le truchement, nous le disions, d’un chef de parti-milice qui s’est auto-préposé aux affaires de la paix et de la guerre que le pays sera informé de l’ouverture d’un « front de soutien » au sud Liban. De quel type de légalité une telle décision peut-elle se prévaloir ? De quel type de rationalité ou de stratégie peut-elle relever ? Un État, en état réel de guerre, sans avoir cependant formellement décidé d’être partie à la confrontation militaire, sauf à légitimement se défendre, est-il encore un État souverain ?
Les potins de la colère ne suffisent pas à faire un narratif de guerre !
À vrai dire, la guerre de Gaza est venue dévoiler pour le Liban ce que l’on savait déjà, à savoir qu’il n’est nul besoin de décider quand on décide pour vous. Le sacrifice de jeunes Libanais qui meurent pour défendre une patrie valorisée selon des représentations et des convictions propres force le respect et l’hommage. Mais que dire de ceux qui ont mis tant de vies en péril les destinant à un combat sans fin ni finalité autre qu’idéologique ? Les diatribes du secrétaire général du Hezbollah se suivent et commencent à se ressembler. En ce sens, qu’à part leur lot de menaces, de vitupérations et d’exaltation d’un combat aux contours éternels contre l’Amérique et ses divers agents israélien et occidentaux, elles ne disent rien sur le sort d’un pays entraîné de force sur des voies qui ruinent son présent et ses chances d’avenir, désespèrent sa jeunesse et exposent le Liban à la destruction. Les potins de la colère ne suffisent pas à faire un narratif de guerre !
Ce qui s’indique en revanche est un isolationnisme interne croissant de la part d’une milice-État devenue, on l’aura remarqué, « résistance islamique » alors qu’elle était à un moment « nationale », recroquevillée sur ses terres et ses trafics, mettant l’administration publique sous coupe réglée, s’éloignant de toute concertation et tenant tout questionnement pour un signe de trahison...
La déliquescence politique n’est que l’envers d’une désertion morale des hommes de pouvoir
Cette destruction de fait de l’État s’accompagne d’ores et déjà de la totale obsolescence de ses institutions. Qui dira les travaux d’une Assemblée nationale incapable de trouver des solutions aux problèmes de la population ou de voter un budget un tant soit peu crédible ? Et, depuis que la crise économique sévit, de se pencher en profondeur sur des réformes bancaires, sociales, d’éducation nationale et de santé publique. La déliquescence politique n’est que l’envers d’une désertion morale des hommes de pouvoir. En ces temps de détresse sociale, le fossé entre les gouvernants et le peuple ne cesse de se creuser.
En l’occurrence, le gouvernement actuel, dont on ne sait s’il est démissionnaire de par la Constitution ou de par sa posture de cynisme et d’indifférence, gère la nécessité et l’urgence au gré de considérations politiciennes. Sous la pression d’intérêts sectoriels, satisfaisant à des considérations exigées de lui par la seule force régissant le désordre libanais, il gère par ailleurs un ordre du jour ministériel improbable où nominations et ajustements communautaires de convenance se muent en décisions réglementaires. Son président du Conseil, à coup de dérobades, conduit, en Arlequin serviteur de deux maîtres, l’équipage ministériel le plus politiquement insaisissable que la République libanaise ait connu dans son histoire. Sa ligne introuvable face à la dégradation de la situation au sud Liban et à la guerre, sa passivité à l’égard des factions armées étrangères implantées dans cette zone tels de nouveaux avatars d’un Accord du Caire démultiplié, une politique étrangère bredouillée par un ministère devenu étranger aux affaires, sont devenues des thématiques de traitement verbal.
Certes, ce gouvernement impuissant et sans légitimité est l’héritier de divisions et de faillites en nombre. Certes aussi, le Liban n’a pas manqué d’exemples dans son histoire récente de cabinets incompétents ou de collaboration contrainte. Jamais, toutefois, la désinvolture politique ne s’était conjuguée avec autant d’empressement pour servir une satrapie triomphante et atteindre ce niveau inégalé d’abandon national.
L’urgence présidentielle
Reste la question qui résume le mieux l’impasse mortifère du Liban actuel : l’absence d’élection présidentielle. Si, à ce niveau, l’histoire se répète, ce n’est pas au sens d’une comédie de pouvoir, ni même d’une tragédie politique. Mais bien d’une stratégie. Celle de la déconstruction d’un système politique, prélude à la réduction du Liban à un état de vassalité régionale permanente. Nul n’est certes dupe de la finalité de cette politique de l’impasse. Elle a été mise en œuvre lors de l’élection présidentielle de 2016. Reconduire à l’identique cette pratique est toujours possible. Si elle devait réussir, elle signifierait simplement le dévoiement permanent de la démocratie.
L’absence d’élection présidentielle relève d’une stratégie : la déconstruction d’un système politique, prélude à la réduction du Liban à un état de vassalité permanente
Or, c’est à ce scénario de la vacance prolongée et programmée du pouvoir annonçant à terme une élection par lassitude que se prête le tandem dirigeant. Si la longue carrière du président de la Chambre a signifié progressivement la perte de la rectitude en matière législative, tant au plan des procédures que sur le fond, rien n’empêche que des représentants de la nation se rassemblent – c’est leur droit – pour respecter la Loi fondamentale. À cet égard, le texte constitutionnel est on ne peut plus explicite. L’article 73 qui statue sur le cas de vacance normale, c’est-à-dire de fin du mandat présidentiel, précise qu’en l’absence de convocation de l’assemblée la Chambre se réunit « de plein droit » en vue de l’élection d’un nouveau président. L’article 74, lui, dispose qu’en cas de vacance non liée à une fin de mandat la tenue de l’assemblée se fait « immédiatement et de plein droit ». On peut en déduire que la Chambre devenue collège électoral siège sans désemparer pour élire le nouveau chef de l’État. Sur le plan formel, c’est le président de la Chambre qui la convoque. Sur le fond, toutefois, nulle ambiguïté : la Chambre est réunie « de plein droit ». Il n’y a pas d’ambiguïté à entretenir non plus sur le caractère de « collège électoral » de la Chambre qui procède à l’élection du président de la République. Cette dernière n’a pas de pouvoir délibératif. Elle se contente de voter. Comment les membres de la représentation nationale peuvent-ils ne pas prendre en considération ces obligations fondamentales ? On sait que la réponse à cette question n’est pas aisée face aux subterfuges fallacieux de la multiplication des « premiers tours » : le sens du processus électoral est faussé quand il est ainsi assujetti au quorum des deux tiers de suffrages exigé à chaque tenue de séance. Une telle manipulation de la Constitution tient de la forfaiture. La honte serait de n’y voir qu’une variation de procédure.
De toutes les présidences institutionnelles, en régime de démocratie, celle de la République représente la stabilité de l’État et la permanence de son fonctionnement. Se résigner au vide au sommet de l’État finit par saper symboliquement et en pratique les fondements du système parlementaire. Alors qu’espérer d’autre en ces temps de sombre dérive et de lassitude citoyenne ? Rien d’autre sans doute que la prise de conscience par ceux dont la fonction de représentation fait la nation que leur premier devoir est d’empêcher qu’elle se défasse.
Par Joseph MAÏLA
Professeur de relations internationales à l’Essec (Paris), ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ.
""Les potins de la colère ne suffisent pas à faire un narratif de guerre !"" Excellente sentence, mais qui relaye les potins de la colère ? Il y en a de professionnels de métier !
20 h 00, le 12 avril 2024