« Nawaf qui ? Ah oui ! C’est une honte de répondre à de tels propos », déclare Albert d’un air de mépris en traversant la place Sassine, le cœur battant d’Achrafieh, le lieu symbolique où les chrétiens du Liban célèbrent leurs victoires, qu’elles soient politiques ou sportives. La place, avec son portait géant de Bachir Gemayel accroché à un immeuble depuis une éternité et son monument dédié aux « martyrs » de cette partie de Beyrouth tombés durant la guerre civile, est fidèle au souvenir du président élu, assassiné le 14 septembre 1982.
Bachir Gemayel ? Les habitants d’Achrafieh l’ont personnellement connu, il a défendu leur cause, protégé leurs quartiers. Ils ont célébré leur victoire quand il a remporté l’élection présidentielle d’août 1982 et pleuré de désespoir quand il a été tué, moins d’un mois plus tard, dans un attentat à la voiture piégée à quelques centaines de mètres de la place Sassine. Hier, les commerçants et les passants n’étaient pas vraiment en colère contre le député du Hezbollah Nawaf Moussaoui, qui avait lancé au Parlement que Bachir était « arrivé (à la tête de l’État) grâce aux chars israéliens »*. Désabusés de la situation du pays, ils ont adopté une sorte d’indifférence mêlée à de l’amertume et du dépit. « Oui, c’est vrai, il est arrivé au pouvoir quand les Israéliens étaient au Liban. Et alors ? » martèle Michel. Il pose une seconde question : « Est-ce que nous avions le choix ? Il fallait bien nous défendre pour rester au Liban. » Il montre un immeuble de l’avenue de l’Indépendance : « J’habitais ici lors de la guerre des cent jours (été-automne 1978). C’était les pires moments d’Achrafieh. Nous nous sommes battus. Ils (l’armée syrienne) pensaient que c’était facile de se débarrasser de nous, et voilà qu’aujourd’hui nous sommes toujours là. Si c’était à refaire, je referais les mêmes choix », dit-il.
Un peu plus loin, le visage de Habib s’assombrit quand on lui répète les propos du député du Hezbollah et une moue de dégoût se dessine sur ses lèvres quand on prononce le nom du parlementaire en question. « J’ai vécu toute la guerre à Achrafieh et je suis fier d’avoir côtoyé Bachir Gemayel. Les propos d’un tel individu sont intolérables, mais que voulez-vous, le Liban est tombé bien bas ! » dit-il calmement.
(Lire aussi : Raad crée la surprise et présente au nom du Hezbollah ses excuses)
« Président, que ça plaise ou non »
Élise, qui fait ses courses à pied, s’écrie en souriant : « Que cela leur plaise ou non, Bachir Gemayel était un président de la République. Mais c’est le Liban, et les choses ne changeront jamais. » De nombreuses personnes interrogées ont préféré ne pas répondre à la question, l’ignorant complètement, éclatant de rire ou encore parlant de la crise économique.
Quinze ans de guerre, vingt-huit ans de crise et un pays rongé par la corruption ont eu raison de leur bonne volonté et de leur espoir. « Je veux bien que la situation des chrétiens ait régressé au Liban, je veux bien qu’ils (le Hezbollah) tiennent le pouvoir désormais. Mais qu’ils le veuillent ou non, nous avons toujours une place dans ce pays et nous refusons de traiter avec des voyous. Et cet homme-là (Nawaf Moussaoui) est un voyou. S’ils ne s’adressent pas aux chrétiens avec respect, jamais un État ne sera construit », lance de son côté Hadi, qui tient une mercerie.
« Nous avons ce magasin depuis les années 70. Durant la guerre des cent jours, les combattants se barricadaient ici pour cibler la tour Rizk (à partir de laquelle l’armée syrienne pilonnait le quartier). Que de fois j’ai baissé mes rideaux à cause des combats, mais toujours, inlassablement, j’ai restauré et rouvert boutique, et ce ne sont pas les partis politiques qui m’ont financé. Comme tous les Libanais, j’en ai ras le bol des hommes politiques, je suis victime de la crise économique, mais je suis un homme d’Achrafieh et je refuse qu’on porte atteinte à mes symboles », poursuit-il.
« Si Bachir Gemayel avait vécu, nous n’en serions pas là aujourd’hui, nous n’aurions pas vu tout ce beau monde ! » lance, ironique, Tony, qui vient de sortir d’une joaillerie de la place Sassine.
« Pourquoi nos symboles sont la cible de tout le monde, alors que nous ne pouvons insulter personne? Imaginez le scénario catastrophe si quelqu’un s’en prenait à Hassan Nasrallah ! De grâce, qu’on arrête d’accuser les chrétiens de trahison à tout bout de champ ! » s’exclame-t-il, avouant qu’il « en a assez de tous les partis politiques et de la situation dans le pays ».
« À Achrafieh, tout le monde vous dira que c’est la guerre des cent jours qui était la plus difficile. Mais souvenez-vous, durant quinze ans, nous étions pilonnés tous les jours, certes pas avec la même intensité. Mais tous les jours, un obus au moins s’abattait sur Achrafieh », martèle-t-il. « Mais pour moi, la pire était la guerre de 1990 », celle qui a déchiré les chrétiens en opposant les Forces libanaises de Samir Geagea à Michel Aoun. « C’était un combat entre frères. C’est la pire des choses qui nous est arrivée. C’est cette guerre qui a perdu les chrétiens du Liban. Et depuis, tous les jours, nous perdons encore un peu plus », ajoute-t-il, désabusé.
*Ce reportage a été réalisé avant les excuses du Hezbollah, présentées au Parlement, au nom du parti, par le député Mohammad Raad.
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commentaires (9)
Moi j'habitais à Achrafieh à côté de l'hôpital St Georges des grec Orthodoxe , je fais beaucoup de publicité en Italie pour le Liban pour des voyages organisés , malheureusement le peuple ici pense que le Liban est en guerre et ca m'énerve
Eleni Caridopoulou
21 h 23, le 22 février 2019