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Idées - Point de vue

Droits de l’homme et violence domestique : pour une stratégie « des petits pas »

Des militants libanais participent à la veillée organisée devant le musée national de Beyrouth pour sensibiliser aux violences faites aux femmes, le 23 décembre 2017. Anwar Amro/AFP

En cette semaine de commémoration des 70 ans de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, dans laquelle le Liban a joué un rôle de premier ordre, les acteurs œuvrant dans ce domaine ont à tirer certaines leçons des avancées et échecs rencontrés pendant des décennies de lutte, et à s’interroger sur la stratégie la plus efficace pour parvenir à leurs fins nobles et légitimes. Cela suppose à mon sens d’adopter une approche pragmatique, qui, d’une part, prenne en compte de manière réaliste le contexte et les donnes sociologiques du pays ; et, d’autre part, distingue les objectifs à moyen-long terme des revendications pouvant donner lieu à des améliorations plus circonscrites, mais néanmoins significatives, à court terme.

Par exemple, concernant le droit de la famille, le système actuellement en vigueur accorde aux 18 confessions religieuses, juridiquement reconnues, une autonomie législative et juridictionnelle dans des questions telles que le mariage, le divorce, la garde des enfants et la succession (mais cette dernière ne concernant que les mahométans, car les autres communautés religieuses sont régies par une loi civile précisément en la matière). Face aux nombreuses dérives et situations d’inégalité entre citoyens de différentes confessions (et au sein d’icelles, entre les hommes et les femmes, par exemple), certains défenseurs des droits de l’homme militent depuis longtemps pour la promulgation d’un Code civil de statut personnel obligatoire pour l’ensemble des citoyens.

Je suis naturellement convaincu que cet objectif demeure un idéal à atteindre au long terme, et sans doute le meilleur moyen de garantir pleinement le respect du droit naturel au Liban et la conformité ultime de cet État avec ses engagements internationaux à garantir les droits fondamentaux. Mais force est de constater qu’à ce jour, aucun des divers projets de loi préparés dans ce sens n’a été adopté par le pouvoir législatif, notamment en raison de fortes résistances religieuses, politiques et sociales en la matière.


L’exemple de la violence domestique

Face à cette donne, si l’adoption de réformes visant à instituer progressivement une loi civile facultative sur le statut personnel pourrait constituer une piste de réflexion plus réaliste à moyen terme, là encore le combat sera sans doute difficile. Néanmoins, on peut aussi observer que, sur des questions précises, des « petits pas » portant des améliorations substantielles ont déjà été franchis. Pour ne citer qu’un exemple entre autres : la décision du « Conseil chérié islamique supérieur » (sunnite) du 5 juin 2011, sous la pression tenace de la société civile, de relever à 12 ans – contre 7 (garçons) et 9 (filles) auparavant – l’âge de garde des enfants (de tous sexes) par leur mère dans le cadre de cette confession. Une approche à la fois progressiste et progressive, prenant en compte « ces petits pas » et visant à élargir graduellement les brèches qu’ils ont ouvertes, me semble en ce sens offrir une perspective plus réaliste et prometteuse à court terme.

Pour le comprendre, il convient de se pencher plus particulièrement sur la question de la lutte contre la violence domestique qui est un cas spécifique d’atteinte aux droits de l’homme toujours aussi problématique au Liban, et concerne le plus souvent deux catégories sociales particulièrement fragiles, à savoir les femmes et les enfants. Si elle ne peut être qualifiée de réforme directe du droit des statuts personnels, la loi n° 293 du 7 mai 2014, relative à la protection des femmes et des autres membres de la famille contre la violence domestique, a sans conteste ouvert une brèche importante du système juridique régissant les questions familiales au sens large.

En dépit des oppositions et controverses, surtout d’ordre « religieux », qu’elle a pu susciter avant sa promulgation, la loi introduit des avancées et mesures de protection et de contrainte significatives, dont notamment : une définition (quoique incomplète) de la famille et de la violence domestique ; des dispositions (quoique insuffisantes) protégeant les victimes de ces violences et criminalisant les auteurs sur le plan pénal ; la création de nouvelles autorités officielles spécialisées pour recevoir les plaintes, assurer les investigations et les poursuites ou fournir une assistance aux victimes.


« Effet boule de neige »

Les faiblesses et lacunes de ladite loi, dont témoigne sa mise en œuvre pratique au cours des dernières années, ont été identifiées dès l’origine par les activistes et ONG œuvrant dans ce domaine – dont KAFA. La mobilisation de ces derniers a d’ores et déjà permis d’obtenir l’adoption d’un projet de loi par le Conseil des ministres le 3 août 2017, et d’une proposition de loi le 26 novembre 2018, réunissant 10 députés de plusieurs bords pour réviser certaines dispositions de la loi de 2014. Le cas échéant, pour ne mentionner qu’un exemple, il s’agirait d’inclure tous les enfants mineurs de la victime dans l’ordre judiciaire tendant à sa protection, et ce indépendamment du critère tiré de l’âge de garde des enfants.

Cette illustration souligne bien les avancées concrètes qu’obtiennent, et que pourraient accumuler davantage, les défenseurs des droits de l’homme en concentrant leurs efforts sur une « politique des petits pas » qui, en vertu de sa sagesse et de son opportunité, permettra d’obtenir à court terme, par « effet boule de neige », des gains de cause concrets dans plusieurs domaines. Ce, sans pour autant perdre de vue la nécessité de continuer à mener un « lobbying » plus ambitieux et œuvrer à influencer progressivement les facteurs éducatifs, sociaux et culturels qui demeurent déterminants dans l’obtention, à moyen-long terme, de victoires générales et plus décisives en matière de respect des droits de l’homme au Liban, comme par exemple l’adoption capitale d’une loi civile sur le statut personnel. D’ici là, les réformes relativement « modestes » au court terme contribueront efficacement à la préparation du « terrain » pour la grande refonte législative – voire constitutionnelle – le moment venu.


Avocat au barreau de Beyrouth, consultant et chercheur auprès de commissions parlementaires libanaises et d’ONG. Dernier ouvrage : « Le droit de la femme libanaise d’accorder sa nationalité à ses enfants »



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commentaires (1)

Cette mainmise des clergés de tout bord sur l'état civil est unique au monde. Si les citoyens n'osent même pas remettre en cause cette organisation désastreuse comment voulez vous que le Liban progresse sur le front des droits de l'homme.

Shou fi

23 h 34, le 16 décembre 2018

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Commentaires (1)

  • Cette mainmise des clergés de tout bord sur l'état civil est unique au monde. Si les citoyens n'osent même pas remettre en cause cette organisation désastreuse comment voulez vous que le Liban progresse sur le front des droits de l'homme.

    Shou fi

    23 h 34, le 16 décembre 2018

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