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Idées - Commentaire

Droits de l’homme et liberté d’expression : réaffirmer l’exception libanaise

Illustration: digitalista/Bigstock et Mohammad Yassine

Les droits de l’homme « ne sont plus à la mode », s’exclamait récemment le magistrat et essayiste Antoine Garapon. Cette remarque lapidaire nous interpelle à l’heure où nous célébrons le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). « À force de discourir sur la grande Déclaration adoptée le 10 décembre 1948 au Palais de Chaillot à Paris, on en vient vite à oublier qu’elle a été trahie, profanée par les choix politiques contemporains », renchérit le journaliste et écrivain Jean-Claude Guillebaud. Il va jusqu’à soutenir que, virtuellement, soixante-dix années de progrès civilisationnels avaient été comme effacées. L’ONG Amnesty International confirme ce grand bond en arrière en écrivant noir sur blanc qu’il ne serait plus possible d’adopter la Déclaration de 1948 dans le contexte actuel.

Nous vivons en effet à une époque où triomphent de par le monde des courants de pensée cherchant à faire ce que l’historien des idées Daniel Lindenberg avait appelé, dans un ouvrage du même nom, Le procès des Lumières (Seuil, 2009). Le titre de l’ouvrage de Justine Lacroix et de Jean-Yves Pranchère, Le procès des droits de l’homme (Seuil, 2016), fait d’ailleurs écho à celui de Lindenberg. Les auteurs y retracent les attaques et accusations dirigées contre les droits de l’homme à travers l’histoire afin de dresser une « généalogie du scepticisme démocratique ».

« Le plus cruel des exils »

Le Liban, en dépit des graves dysfonctionnements structurels affectant son système politique, se flattait jusqu’à aujourd’hui d’être relativement plus libéral, plus démocratique, plus respectueux de la dignité humaine que ses voisins. Il voit pourtant aujourd’hui ses libertés publiques se réduire comme une peau de chagrin. Des activistes et des citoyens se retrouvent parfois inopinément convoqués pour avoir exprimé une opinion dissidente ou pour de simples traits d’humour sur les réseaux sociaux. Près d’une cinquantaine de personnes furent ainsi interpellées au Liban durant l’année 2018 pour de simples commentaires publiés en ligne. Un journaliste fut rudoyé et menotté, un militant des droits de l’homme fut convoqué par un bureau censé s’occuper du « cybercrime », mais dont la définition de la cybercriminalité semble pour le moins sujette à caution. Ainsi, beaucoup de Libanais ont le sentiment de subir aujourd’hui ce qu’Edgar Quinet appelait « le plus cruel des exils, celui qui consiste non pas à être arraché à son pays mais à y vivre et n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer ».

C’est dans ce contexte d’érosion des libertés civiques, de désenchantement des militants naguère les plus déterminés, de progression au sein de la société libanaise de « l’aquoibonisme », de résignation d’une grande partie des élites que fut organisée cette semaine à l’Université Saint-Joseph la « Beirut Human Rights Week ». L’objectif était précisément de marquer l’importance de l’anniversaire de la DUDH et de profiter de la présence à Beyrouth de dizaines d’universitaires et de militants des droits de l’homme de plus d’une trentaine de pays, pour montrer au monde qu’il existe toujours des Libanais déterminés à nager à contre-courant. Ce fut assez émouvant de voir se mobiliser en un temps record un grand nombre de partenaires (Pnud, HCR, ambassade du Canada, Institut français, Fondation Samir Kassir, Fondation Liban Cinéma, L’Orient-Le Jour) pour permettre à une toute petite équipe d’offrir à un vaste public libanais et international une conférence académique, accompagnée d’une série d’activités culturelles et de débats fructueux.

Lorsque l’« Arab Master in Democracy and Human Rights », financé par l’Union européenne et précédemment basé à Venise (en partenariat avec l’Université Ca’ Foscari), a pris demeure à Beyrouth en 2017, le ministre de l’Éducation Marwan Hamadé s’est exclamé : « Tous les chefs d’État arabes devraient venir s’inscrire à l’USJ pour étudier la démocratie et les droits de l’homme », ajoutant que ce master constituait un moment fort de la renaissance arabe. La dynamique et efficace ambassadrice Christina Lassen, qui dirige la délégation de l’Union européenne, a soutenu quant à elle qu’elle ne voyait pas dans le monde arabe d’aujourd’hui où ce master aurait mieux trouvé sa place que dans une ville comme Beyrouth. Léna Gannagé, doyenne de la faculté de droit et des sciences politiques de l’USJ, avait pour sa part souligné qu’« on pourrait croire que la création d’un (tel) master s’apparente à un diplôme de haute gastronomie dans un pays ravagé par la faim… », avant de rappeler néanmoins que ce projet prouve qu’il n’existe pas de nature incompatible avec les droits de l’homme.

Universalité des aspirations démocratiques

On touche là à plusieurs points fondamentaux. D’abord l’impérieuse nécessité de réaffirmer l’exception libanaise et plus particulièrement le rôle de Beyrouth et de ses institutions universitaires aussi bien dans le combat pour un renouveau politique, libéral et démocratique que dans celui de l’excellence académique. Ensuite, l’importance de réaffirmer notre croyance en l’unité de l’espèce humaine et en l’universalité des aspirations démocratiques, à l’heure où certains intellectuels et hommes politiques (du président malaisien Mahathir Mohamad aux chantres du relativisme culturel en occident) voudraient nous faire croire que les droits de l’homme seraient une invention occidentale et ne correspondraient pas à toutes les cultures et toutes les civilisations.

Ces visions culturalistes sont pourtant infirmées par le rôle décisif qu’ont joué les pays et intellectuels du Sud dans la rédaction de la DUDH, bien illustré par le documentaire The Declaration que la talentueuse cinéaste jordanienne Rawan Damen est venue nous présenter en avant-première. Le Prix Nobel d’économie Amartya Sen a également consacré plusieurs livres et articles (notamment « Democracy as a Universal Value » – Journal of Democracy 10.3, 1999 ; et La démocratie des autres, pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Payot et Rivages, 2005) à démontrer l’universalité des droits de l’homme, à rappeler que l’on ne pouvait pas réduire la démocratie à un simple processus électoral et qu’il ne fallait pas succomber à la fétichisation de l’urne et du bulletin de vote. Il écrivait notamment : « Tenter de “vendre” les droits de l’homme comme une contribution de l’Occident au reste du monde est non seulement superficiel et culturellement chauvin, c’est également contre-productif ; cela produit une aliénation artificielle, qui n’est pas justifiée par les faits et n’incite pas à une meilleure compréhension entre les uns et les autres. »

Ce sont ces idées et cet attachement commun à la DUDH (texte le plus traduit de l’histoire) qu’ont voulu rappeler, au cœur du monde arabe, en décembre 2018, tous ceux qui se sont adressés à la « Beirut Human Rights Week » : poètes, journalistes, président et ministres, universitaires en provenance des cinq continents… Si tant de bonnes volontés à travers le monde continuent de se mobiliser pour Beyrouth, il sera inadmissible que les Libanais eux-mêmes baissent les bras et succombent à la résignation. « Concilier le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté » : cette phrase de Romain Rolland, reprise par Antonio Gramsci, doit continuer d’être notre devise.

Directeur par intérim de l’Institut des sciences politiques de l’USJ, directeur de l’« Arab Master in Democracy and Human Rights » et initiateur de la « Beirut Human Rights Week »


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commentaires (3)

GARE CAR L,ABUS DES DROITS D,EXPRESSION ET DE LIBERTE ENGENDRE L,ANARCHIE !

LA LIBRE EXPRESSION

15 h 47, le 16 décembre 2018

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Commentaires (3)

  • GARE CAR L,ABUS DES DROITS D,EXPRESSION ET DE LIBERTE ENGENDRE L,ANARCHIE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    15 h 47, le 16 décembre 2018

  • La cinquantaine de personnes ont été convoqués pour des causes de diffamation et non pas pour leur liberté d'expression. La malheureuse comparaison de la doyenne entre "diplôme... et faim" manque un peu de goût.

    Shou fi

    17 h 07, le 15 décembre 2018

  • Plus on a du fric à offrir aux donneurs de leçon occidentaux et moins on est scruté de ce côté ci . Plus on en a aussi, MAIS qu'on veuille se le garder pour soi et plus on vous mettra la loupe au fond de la gorge pour vous étouffer de ces principes à 2 vitesses. Ce qui est écrit est beau mais le sujet est barbant à la fin .

    FRIK-A-FRAK

    12 h 43, le 15 décembre 2018

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