Ils étaient des centaines hier, scandant les mêmes slogans dans les rues du centre-ville. Photo Matthieu Karam
Trois ans après la crise des déchets qui a inondé les rues du Grand Beyrouth de détritus, et quelques semaines après une tentative avortée du conseil municipal de la capitale d’adopter un cahier des charges pour lancer l’appel d’offres en vue de l’achat d’un incinérateur, des centaines de militants et de citoyens sont descendus hier soir dans la rue pour s’opposer à ce qu’ils considèrent comme une mesure mettant la santé des riverains en danger. Et cette fois, ils étaient plus nombreux, ils ont haussé la voix précisément devant le siège du conseil municipal, pour être sûrs de se faire entendre.
Six collectifs de la société civile avaient appelé à ce mouvement, « Vous puez ! », « Beyrouth Madinati », « Li Baladi », « Mon droit – Chouf-Aley 2018 », l’Observatoire populaire pour la lutte anticorruption, et la Coalition pour la gestion des déchets (rassemblement d’ONG).
« Vous nous avez asphyxiés, ça suffit ! ». Le slogan du mouvement n’était pas le seul à souligner la morbidité de ce projet de la municipalité, il y en avait d’autres comme « je compte mes jours, voilà pourquoi je suis contre l’incinérateur », ou certains plus positifs comme « pas de décharge ni d’incinération, nous pouvons trier », en référence à l’insistance des autorités à considérer comme inutile la sensibilisation de la population au tri. De nombreux drapeaux avec un incinérateur au centre, à la place du cèdre, montrent à quel point les militants considèrent cette question comme centrale.
Au fur et à mesure que la marche, pourtant pacifique, progresse, et malgré les étapes marquées par la lecture d’un communiqué au ton calme, les slogans se durcissent avec un appel à la « révolution », et à « entrer au Parlement » puis au « ministère de l’Environnement ». Les responsables ne sont pas épargnés, dans une ambiance qui finit par ressembler aux rassemblements de 2015, les ordures dans la rue en moins. Comme pour rappeler que le Liban n’est pratiquement pas sorti de la crise.
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« Faire échouer ce projet à tout prix »
Dans les déclarations des militants, un message central se dégage, celui du manque de confiance dans les autorités. Ghassan Salamé, de Beyrouth Madinati, estime que « l’idée est de s’opposer à ce projet d’incinérateur et de le faire échouer à tout prix parce que dans la conjoncture actuelle, il pourrait s’avérer très dangereux » pour la santé des riverains. « Après, nous pourrons débattre de la solution plus calmement », ajoute-t-il. Beaucoup évoquent le ratage des décharges précocement sursaturées, se demandant comment une gestion aussi calamiteuse se répercuterait sur l’incinération, technologie infiniment plus sophistiquée et délicate, avec ses émanations et ses résidus toxiques.
Nada Sehnaoui et Hassan Ramadan, également de Beyrouth Madinati, estiment que c’est carrément « une question de vie ou de mort » dans un tel cadre de manque de transparence et d’éthique, « sans compter qu’une telle technologie ne s’adapte pas à nos besoins, avec des déchets à 60 % organiques, donc humides ». Ils s’insurgent contre le fait que le conseil municipal, deux ans après son élection, n’ait même pas essayé d’instaurer un système de tri auprès des habitants, estimant qu’ils en seraient incapables.
Membre de la Coalition de gestion des déchets, l’expert Naji Kodeih croit dans la force de persuasion de la science. « Cette technique n’est pas adaptée à nos poubelles, ce dont nous avons besoin est un système rationnel de gestion des déchets, dans lequel l’incinération n’a pas sa place, souligne-t-il. Si nous parvenons à les convaincre, ils peuvent revenir sur leur décision pour adopter une politique de réduction du volume des déchets, avec une gestion saine et écologique. »
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« Aucun dialogue nécessaire »
Pourquoi le recours à la rue à cet instant précis ? Samar Khalil, experte en gestion de l’environnement et membre de la Coalition des déchets, estime que tous les moyens démocratiques sont bons pour faire entendre sa voix dans ce dialogue de sourds avec la municipalité. Elle fait remarquer que « le conseil municipal a failli adopter le cahier des charges pour l’achat d’un incinérateur il y a quelques semaines, et il pourrait le faire à tout moment ». Elle souligne que ce premier mouvement sera suivi d’autres. Et même si les collectifs de la société civile privilégient le dialogue avec les différentes parties intéressées, ils ont aussi recours aux moyens légaux pour s’opposer à toute mesure qu’ils considéreraient comme contraire aux intérêts de la population, selon elle.
Pour sa part, le conseil municipal a anticipé le mouvement des militants, publiant en journée un communiqué dans lequel il considère que « son plan est la solution idéale pour la gestion des déchets ménagers ». Il se prévaut d’un plan global qui inclut le tri à la source et le tri secondaire, le recyclage, le traitement puis le « waste to energy » (l’incinération avec production d’énergie). Il pointe la société civile du doigt, rappelant avoir organisé des sessions de dialogue et se demandant pourquoi ce recours à la rue.
Interrogé sur ce communiqué, Ali Darwiche, président de Green Line, ne s’en formalise pas. « En effet, nous ne voulons pas de dialogue concernant l’incinérateur, c’est un non catégorique », dit-il. Selon lui, « il est fou, avec la composition de nos déchets qui contiennent au moins 35 % d’eau, de vouloir les assécher pour ensuite les incinérer ». « Et puis où veulent-ils évacuer l’énergie produite à Beyrouth, loin de toute centrale électrique ? » se demande-t-il, soupçonnant « des marchés douteux ».
(Lire aussi : « Il n’y aura pas d’incinérateurs, alors réfléchissez aux alternatives », lance Paula Yacoubian)
Une technologie « dangereuse » dans la conjoncture actuelle, « peu rentable » vu la composition des déchets, mais aussi « polluante dans tous les cas ». C’est l’avis de Rania Bassil, pédiatre et militante. « Malgré toutes les précautions, l’incinération dégage de minuscules particules qui traversent la muqueuse des poumons une fois les fumées inhalées, explique-t-elle. Et cela serait un facteur d’augmentation des cas de cancers auprès des populations exposées. »
La foule des militants hier reflète-t-elle l’opinion des Beyrouthins, ou ce mouvement reste-t-il limité aux personnes engagées ? Comme le note Samar Khalil, « tout le monde ne descend pas à la rue, mais beaucoup expriment leur soutien via les réseaux sociaux ». Ses propos sont corroborés par un sondage publié par le parti Sabaa hier, dans lequel il assure que « 70 % des habitants de Beyrouth sont contre les incinérateurs et croient que les alternatives existent ».
Repère
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I’ll y a 22 ans, Nous Somme’s rentré au Liban apres 25 ans à l'étranger. L'incinérateur va certainement nous faire regretter le retour, et rebrousser chemin. René Malek
09 h 59, le 30 août 2018