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Lifestyle - Photo-roman

Tant que ses jambes la porteront...

Récit d'un pèlerinage vers la sainte patronne en haut de la colline. Doux moment vu par un enfant qui découvre ce qu'est la croyance sans failles.

Photo Carla Henoud

Du plus loin que me reviennent mes souvenirs, ce rendez-vous avait lieu tous les derniers vendredis de mai. Inéluctable, c'était comme une promesse complice, un pacte silencieux entre ma mère et celle qui, toute l'année durant, veillait à ce que rien de mal ne nous arrive. Même si en amour on ne compte pas, maman disait : « On va rendre visite à la Vierge aujourd'hui, mai est son mois. » Dans nos uniformes d'écoliers qui partaient déjà vers le dénudé des vacances, on crapahutait dans le jardin oublié par l'hiver, à l'affût du plus beau bouquet. Ici, partout, tout fleurissait de tout, histoire de ravauder le décor houspillé par les dernières tempêtes d'avril.

 

Les offrandes
J'avais l'habitude de me poser sous le jasmin qui dévorait à pleine bouche la rampe de l'escalier. Je tendais les bras. Il déversait au ralenti de drôles de clochettes blanches à pétales-papillons que je recueillais, telle de la poussière de lune, dans des sacs remplis d'eau. Je faisais pareil avec les gardénias qui planaient dans l'exténuation de leur parfum potelé. Je me hasardais même dans les buissons électrisés, à la recherche de roses dont la peau au velouté de diva me racontait les balades du soleil printanier. Du rose pâle au rose corail qui brillait en escarbille, j'y voyais l'Est où il se lève et l'Ouest où il se pâme. Semblables à des gemmes encagées dans leurs gangues, elles jouaient les difficiles derrière un barbelé de ronces. Je porte encore sur l'avant-bras la cicatrice de la coche que ces épines coriaces m'y avaient creusée. Une croix au nom de la Vierge ? Le trajet était bien trop long. Dans mes bras, je tenais serrées mes offrandes fleuries qui suintaient leur lassitude d'attendre dans des emballages en aluminium crispé. Je craignais qu'elles ne flétrissent avant d'atteindre le haut de la colline. Chaque année, immanquablement, cette colline du Kesrouan et sa dame immaculée au sommet étaient enserrées dans une chape grise chuchotée par le brouillard, ce qui ne faisait que gonfler la hâte de cette visite annuelle.

 

La bosta et les marcheurs
En altitude, dans le soleil revenu et sur les tournants escarpés, on commençait à deviner, gravée dans ses houles bleues de gris, la mer au regard changeant. Les gens de passage s'arrêtaient en bord de route pour acheter de quoi manger et immortaliser le panorama qui se profilait à travers les fissures des nuages. Un jour, j'avais vu une bosta tricolore, de ces bus comme arrachés d'une fête foraine qu'on surnomme « les mules de l'État », garée sous un cyprès. L'engin était vide, aucune trace du chauffeur. Seul le battement de ses petites tentures orange, abandonnées à la brise, entrecoupait le calme alentour. Je n'avais pas trop compris où avaient bien pu passer ses occupants. Ma mère m'avait expliqué que ce sont sans doute des pèlerins, qu'ils avaient choisi de faire le trajet à pied, qu'ils avaient dû prendre la route à l'aube pour arriver dans l'après-midi. C'est une longue marche, je m'étais dit, et il ne manquait que ça pour rendre toute cette visite davantage mystérieuse.

 

Les pieds nus
Plus loin, à l'entrée du lieu sacré, je les avais repérés, dans des rangs désordonnés, leurs cantiques entêtants perçant le silence à l'encens. Les uns avaient fait le chemin à genoux, sur canne ou chaise roulante. D'autres portaient à bout de bras des statuettes de bois à la tête desquelles ils avaient tressé des couronnes avec des marguerites glanées en chemin. J'avais surtout été fasciné par les marcheurs aux pieds nus. J'avais scruté leurs talons crucifiés. Leurs gerçures de héros, lézardées comme une topologie des chemins que leurs semelles dévêtues avaient parcourus, du bitume chauffé à blanc qu'elles avaient absorbé. Il flottait une forme d'exténuation béate dans leurs yeux suants, quasi opaques mais radieux, plus troublants que troubles ou troublés. Ils portaient des casquettes élimées à l'effigie de Notre-Dame de Harissa, qui semblaient protéger difficilement leurs joues aux reflets rosissant, ayant évacué toute intensité, perdu tout cran. Pourtant, sans un soupir, si ce n'est celui de leurs mélopées égrenées sur des rosaires de buis, ils avaient tenu à grimper jusqu'au haut de la statue blanche. Cette force incommensurable qui les y avait portés et qu'ils continuaient à puiser dans leur fatigue époumonée m'avait déconcerté. Mon ridicule bouquet arc-en-ciel entre les mains, je découvrais en vrai ce qu'on appelle la foi, je crois.

 

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